Revenons un moment en arrière, de manière à visionner le système dont nous avons hérité, et certaines mentalités qui s’y rattachent, notamment chez les gouvernants, afin de mieux nous projeter vers l’avenir.
L’architecture politique moderne se met en place en 1648, à l’issue de la guerre de Trente ans, cataclysme religio-politique qui marque le paroxysme des guerres de religions européennes et qui voit l’ultime tentative hégémonique de l’empire Habsbourg. La paix de Westphalie met un terme au conflit et installe durablement le système géopolitique qui va gouverner l’Europe, puis l’ensemble du monde jusqu’en 1914. La révolution westphalienne se caractérise par la mise en place d’un échiquier d’Etats nations qui se maintient à travers un équilibre complexe des puissances. Le système est amoral, mais il n’est pas immoral: la raison d’État gouverne les relations inter-étatiques, la guerre est un recours normal au maintien de l’équilibre mais elle est «limitée» et progressivement codifiée. L’église, à partir de 1648, s’efface du jeu politique alors que le droit international fait une percée significative, la brillante synthèse d’Hugo Grotius – qui intègre un certain nombre de concepts théologiques - étant d’une certaine façon intégrée à la nouvelle architecture géopolitique. Le système «westphalien» s’affirme entre 1648 et 1789. Il vole en éclat avec Napoléon avant d’être rétabli au Congrès de Vienne en 1815. Puis c’est la longue déchéance qui débouche sur le premier conflit mondial qui, après une courte parenthèse de vingt ans, est suivi de la Seconde Guerre mondiale. Un autre système d’équilibre «post-westphalien» se met en place en 1945, bipolaire et maintenu par la menace d’un cataclysme nucléaire. 1991 marque la fin des systèmes d’équilibre. Comme en 1919 et 1945, lorsque des systèmes de sécurité collective sont mis sur pied, 1991 ouvre le champ théorique et pratique des possibilités qui se dessinent pour l’avenir. L’idée d’une gouvernance mondiale – concept antérieur à 1991 – fait son chemin.
Pour autant, il serait contre productif de nier la résilience de certains concepts clefs hérités du système westphalien ou post-westphalien et de surestimer les capacités du système de sécurité collective mis en place en 1945, dont l’ONU est le plus beau fleuron. L’évolution des relations internationales procède de révolutions et de ruptures. Néanmoins, chaque époque hérite, pour le meilleur ou pour le pire, de certains bagages, parfois lourds, du passé. Le résultat est une architecture complexe faite de substrats qui s’additionnent les uns avec les autres avec une cohérence qui n’est pas toujours parfaite ni harmonieuse. Cette architecture, inévitablement, est faîte de paradoxes. Par ailleurs, certains éléments issus du passé prennent, parce qu’ils sont plus importants ou parce que d’autres éléments ont disparu, une ampleur accrue avec le temps. La mondialisation, phénomène ancien, est aujourd’hui perçue comme la grande révolution du moment, à la fois parce que les rivalités du passé ont disparus et parce que la libéralisation de la planète politique et la révolution informatique ont modifié la donne. C’est le cas aussi du terrorisme, phénomène vieux comme le monde mais qui, de par la disparition d’autres risques, apparaît aujourd’hui plus inquiétant puisque c’est le seul qui menace l’intégrité de nos sociétés sur-protégées. Le problème de la prolifération nucléaire qui inquiète tant n’est que le résultat somme tout positif de la fin du bras de fer (nucléaire) qui, on a tendance à l’oublier, menaçait d’anéantir l’ensemble de la planète.
L’évolution des sociétés et certaines prises de conscience, par exemple sur l’environnement, le développement durable, la biosphère, les inégalités, modifient par ailleurs la nature des rapports entre les peuples et les rapports de l’humanité avec sa planète. Cette évolution des mentalités, plus rapide que celle des institutions, a pour effet de créer un décalage permanent entre notre vision collective de la réalité, et la réalité elle-même.
Le monde, il y une vingtaine d’année, paraissait étonnement simple. Le «paradigme» prédominant de l’anarchie mondiale – hérité du philosophe Thomas Hobbes – envisageait un ensemble dominé par des États qui, de manière rationnelle, agissaient selon le principe de la sécurité nationale et de l’intelligence des rapports de forces, suivant les règles simples d’un système idéologiquement hétérogène voyant deux blocs s’affronter l’un avec l’autre. La stabilité de ce système provenait d’un équilibre savant, nourri de la terreur de la guerre nucléaire, où, en fin de compte, chacun cherchait à maintenir le statu quo tout en grappillant du terrain sur l’adversaire. L’absence de régulateur mondial des rapports de force nourrissait le caractère «anarchique» d’un système par ailleurs relativement stable. Le modèle de la sécurité collective, incarné par l’ONU, théorique rival de celui de l’anarchie, ne faisait en fait qu’appuyer le statu quo puisque les puissances dominantes de 1945 constituaient aussi celles qui détenaient, à travers le Conseil permanent de sécurité, les cartes maîtresses d’une sécurité collective plus virtuelle que réelle.
C’est ce «malentendu» sur la nature de la sécurité collective qui, soixante ans après la création de l’ONU, contribue au fait que cette institution certes utile et incontournable est si compliquée à réformer. Or, le discours sur la réforme de l’Organisation des Nations Unies constitue aujourd’hui, comme hier, le discours dominant sur l’avenir de la gouvernance mondiale. Mais c’est un discours qui paraît sans issue tant les choses bougent lentement. L’ONU évolue, certes, mais représente-t-elle véritablement l’avenir de la gouvernance mondiale ?