Avant de parler de l’architecture d’une gouvernance mondiale, résumons donc la situation actuelle des «relations internationales», marquées, ne serait-ce que par un effet d’accumulation, par une rupture en profondeur avec le passé.
La guerre considérée de plus en plus comme une faillite de la politique et non plus comme sa continuation.
Contrairement à un sentiment partagé depuis 1991, et surtout depuis 2001, le monde est, globalement, beaucoup plus sûr et pacifique qu’il ne l’était durant la période précédente, à fortiori durant la première moitié du 20e siècle, malgré l’irruption de nouveaux conflits et la non-résolution de conflits anciens. Or, si l’état du monde ne nous permet pas encore de baisser la garde, encore moins de nous réjouir, toutes les études ou presque sur le sujet démontrent que le monde, dans son ensemble est beaucoup plus pacifique aujourd’hui – peut-être serait-il d’ailleurs plus exact de dire «moins belliqueux» - qu’il ne le fut durant les décennies et même les siècles précédents.
Ce constat est important, et même très important puisqu’il nous permet de fixer notre attention et notre énergie sur d’autres problèmes qui, s’ils ne sont pas nouveaux, apparaissent aujourd’hui comme de première importance alors qu’ils semblaient inexistants voici quelques années. Ce constat de paix est primordial, surtout, parce que les nouveaux enjeux ne sont plus uniquement du ressort des États comme ce fut le cas auparavant. Ceci permet à la société civile de faire une apparition en force, à l’image de ce qu’elle peut accomplir au sein d’une démocratie. Les problèmes liés à l’environnement, par exemple, touchent non seulement les États mais aussi leurs populations. Malgré tout, ce monde moins belliqueux n’en est pas moins instable et incertain, peut-être justement parce qu’il est plus pacifique et que les problèmes de stabilité paraissent moins urgents. De fait, et contrairement à toutes les périodes de rupture géostratégiques précédentes, la fin de la guerre froide est unique en ce sens qu’elle n’a pas produit de «contrat géopolitique» (donc de traités internationaux) entre les États constitutifs du nouvel échiquier. C’est cette absence de «contrat» qui pose aujourd’hui problème et qui fait qu’une crise venue de nulle part pourrait éventuellement embraser l’ensemble d’un monde qui, tout le monde est d’accord, est de plus en plus interdépendant et de moins en moins organisé.
Aujourd’hui, les problèmes qui nous concernaient auparavant ont soit disparus, soit se sont nettement atténués. Qu’on en juge:
Fin ou presque des conflits inter-étatiques qui définissaient l’essence même des relations internationales.
Fin de la menace d’un cataclysme nucléaire, la grande menace de la période 1945-1991.
Disparition des grands empires coloniaux dont le dernier à tomber fut l’Union soviétique.
Emergence d’une Europe pacifique et unie alors qu’elle fut pendant des siècles le premier foyer de conflits armés.
Fin du choc idéologique caractéristique du 20e siècle et disparition des grands États totalitaires.
Disparition des «superpuissances», les Etats-Unis, dernière superpuissance en date, ayant compromis ses chances de maintenir ce statut durablement suite aux événements de l’ après 2001, principalement du fait de la politique de George W. Bush destinée paradoxalement à amplifier ce statut.
Période de rupture profonde, l’après 1991 a ceci de particulier qu’il n’a pas engendré de révolution dans le domaine des relations internationales, comme ce fut le cas, par exemple, en 1648, en 1815 (dans ce cas, une «contre-révolution»), 1919, 1945. Les institutions sont restées sensiblement inchangées; l’architecture géopolitique, exception faite du démembrement de l’URSS, n’a guère été modifiée; Il n’y a pas eu, comme en 1945, de création de nouveaux modes de régulation internationaux (Bretton Woods, ONU, etc.), ni de plans «Marshall», ni même de fil conducteur politique à peu près cohérent (stratégie du containment), les théories sur la fin de l’histoire ou le choc des civilisations ne constituant qu’une interprétation, pour beaucoup d’observateurs douteuse et même néfaste, des nouvelles réalités, certes complexes, du moment.
Les attentats du 11 septembre, s’ils n’ont guère modifié le monde comme l’avait fait la chute de l’URSS, ont néanmoins eu pour effet de révéler, principalement de manière indirecte ou involontaire, le décalage qui s’était installé au cours de décennie précédente entre d’une part la nouvelle réalité, et d’autre part la vision dominante de cette réalité telle qu’elle était véhiculée, en particulier, par les gouvernants, c’est à dire les acteurs principaux de la grande politique. Les effets négatifs de la mondialisation, l’érosion de la puissance des États, la montée de certaines inégalités, notamment entre les peuples, n’en sont apparus que plus insoutenables dans la mesure où l’idéologie dominante nous promettait un monde de plus en plus libre, prospère, sûr et égalitaire. Les États, les grandes institutions internationales (et les ONG) et le «marché» ne sauraient à eux seuls répondre aux menaces et aux défis que pose déjà le 21e siècle et dont on ne voit que le sommet de l’iceberg.
C’est pourquoi l’élaboration et la construction d’une nouvelle architecture de gouvernance mondiale est apparue comme une nécessité et même comme un devoir moral dans un monde où tout est possible, le meilleur comme le pire, l’une ou l’autre issue dépendant dans une large mesure de la manière dont le problème de la gouvernance mondiale sera abordé dans les prochaines années.
Or, les grandes puissances «émergentes» du moment, la Chine, et l’Inde, également l’Europe – avec quelques réserves sur ces capacités de progresser dans l’avenir - vont potentiellement jouer un rôle considérable dans la résolution de ce problème puisqu’elles incarnent à leur façon deux modèles de réussite économique (pour la Chine et l’Inde), sociale et politique (pour l’Europe) alors que les puissances du passé (récent), Russie ou Etats-Unis, agissent toujours selon les repères de la guerre froide, comme en attestent la politique intérieure brutale de Poutine et la politique extérieure anachronique –sorte de continuation de cette guerre froide – de George W. Bush. Bien que notre volonté égalitariste nous pousserait à croire que tous les pays petits et grands ont leur mot à dire, le réalisme qui caractérise la grande politique nous démontre chaque jour que les acteurs de premier plan ont un poids beaucoup plus grand que les «seconds rôles», le modèle européen permettant d’ailleurs à ces derniers, lorsqu’ils ont la chance d’occuper un espace géographique au sein de l’Europe, de s’intégrer à un ensemble jouant les premiers rôles. Il reste que ces trois entités politiques ont chacune des problèmes - politiques, économiques et sociaux - qui peuvent constituer des entraves paralysantes pour ces superpuissances en devenir.