En théorie, une communauté d’États démocratiques serait susceptible d’assurer une paix durable puisque les pays démocratiques, c’est bien connu, ne se font pas la guerre entre eux (ce qui n’empêche les querelles ou même les conflits non militaires). Le problème épineux de la «paix démocratique» est qu’elle nécessite un environnement géopolitique où tous les États sont démocratiques, ce qui, malgré les avancées dans ce domaine, n’est pas encore le cas actuellement et ne le sera d’ailleurs peut-être jamais. Par ailleurs, cette démocratisation globale ne peut être imposée artificiellement, surtout par la force. Le processus de démocratisation est difficile est c’est une source d’instabilité. La démocratisation d’une région comme le Moyen Orient, par exemple, est loin d’être simple ou acquise. Au delà de la démocratisation totale ou quasi totale de l’échiquier planétaire, d’autres problèmes post-bellum réclament des solutions que la démocratisation ne résout pas automatiquement. Il faut donc procéder au-delà de la démocratisation, alors même que cette dernière, déjà, est une condition préalable pour avancer.
Pour compliquer la tâche, l’évolution des sociétés, plus rapide que celle des institutions, a engendré une crise de l’État démocratique, celui-ci souffrant d’un déficit croissant de légitimité dans un contexte où il est incapable de traiter directement tous les problèmes et où les contraintes imposées par le système électoral empêchent l’évolution nécessaire de la réflexion politique indispensable à la régénérescence des systèmes. Il en résulte, à l’image des Etats-Unis, une croissance notoire du recours au fétichisme institutionnel (respect absolu et borné des principes des Pères fondateurs) et à une contagion politique du sacré dans des États pourtant fondés sur le principe de laïcité.
La démocratie est un système de gouvernance qui touche avant tous les États. Conçue dans l’antiquité pour des micro-États, la démocratie a démontré contre toute attente qu’elle pouvait, au sein d’un État, gouverner plusieurs centaines de millions d’individus, comme c’est le cas en Inde et, surtout, qu’elle pouvait s’adapter à tous les modes nationaux, sociaux et culturels puisque l’expérience de la démocratie, contrairement à une idée répandue, n’est pas une condition pour sa mise en place et sa réussite. C’est pourquoi l’idée d’une démocratie planétaire, sorte de gouvernement démocratique mondial est séduisante. Néanmoins, elle n’est pas réaliste puisque les États, petits ou grands, ne sont pas prêts d’abandonner leur souveraineté nationale. Or, le problème de la gouvernance mondiale, comme l’a été historiquement celui des relations internationales, est de concilier la structure politique qui gouverne les peuples avec celle qui gouverne les relations entre ces peuples.
Or, comme pour la physique et ses théories de l’infiniment grand et de l’infiniment petit, la gestion politique du national est complètement séparée de la gestion politique de l’inter ou du supra national. D’où la notion d’«anarchie» chère aux politologues spécialistes des relations internationales qui voit le régime des relations internationales guidé par une absence totale de gouvernement là où l’État, traditionnellement, s’est focalisé sur «l’appareil d’État» justement. En effet, le problème principal de l’organisation politique, et donc de la gouvernance, est de savoir jusqu’où l’État peut s’immiscer dans la gestion de la société et les affaires des citoyens. C’est ce problème que traitent déjà Platon dans sa République et Aristote dans son Éthique et sa Politique, dans des termes qui nous touchent encore aujourd’hui. Or, la démocratie est justement un moyen relativement efficace de contrôler l’appareil d’État, celui-ci ayant naturellement tendance vouloir augmenter son pouvoir et son étendue. Même si, dans certains pays en voie de développement ou en transition, le problème est inverse puisque l’État est incapable d’assurer les fonctions vitales de la société, il n’en demeure pas moins que la question principale de la gouvernance est d’ajuster le pouvoir de l’État et des régimes politiques qui sont placés à sa tête. Nous parlons là évidemment de la gouvernance classique, celle de l’État, et dans un contexte où le gouvernement est légitime. Le cadre international est tout autre puisqu’il se caractérise par le fait qu’aucun appareil étatique ou politique ne gouverne l’ensemble. Pourtant, le problème de base reste le même puisqu’il s’agit de gérer la puissance, en l’occurrence des États, et de la contrôler. En l’absence d’appareils politiques, juridiques et législatifs vraiment efficaces – malgré la présence d’organisations internationales, de conventions, de traités, etc.- l’échiquier international est un système qui navigue entre l’anarchie et l’autogestion maladroite.
Si, à un moment particulier de l’histoire, l’emprise de l’Église chrétienne en Europe occidentale avait momentanément rapproché la gouvernance des États de la gouvernance supra-nationale, l’histoire mondiale, sur la question de la gouvernance, est une histoire qui marche à deux vitesses, où les progrès accomplis dans le domaine de la gouvernance «nationale» n’ont généralement eu, au mieux, que des effets indirects secondaires sur la gouvernance mondiale. Et, si l’État, au 21e siècle, n’a que peu de rapport avec l’État antique, médiéval ou moderne, on peut affirmer que la gouvernance supra-nationale n’a finalement que peu évolué avec le temps: l’affrontement entre l’URSS et les Etats-Unis n’était pas si différent du conflit entre Sparte et Athènes.
Donc, comment concilier gouvernance nationale et gouvernance mondiale? C’est bien là que se trouve le nœud du problème puisque la clef de l’histoire des relations internationales se trouve justement dans le fait que ces deux problèmes ont été abordés de manière radicalement différente et même opposée. A titre d’exemple, les États n’auront eu de cesse de rendre illégal le meurtre d’autrui, chemin culminant avec l’abolition de la peine de mort, alors même que nombre de problèmes «internationaux» continuent d’être résolus par l’usage de la force, avec la mort d’individus – parfois très nombreux - que ce choix peut entraîner et qui, dans ce cadre, est considéré comme tout à fait légitime.
Or, et c’est peut-être là la caractéristique essentielle de notre position actuelle, savoir qu’il faudra désormais rattacher ensemble ces deux volets. En d’autres termes, la réforme de la gouvernance ne sera possible qu’à travers une réforme de la gouvernance mondiale et inversement. A ce titre, et pour poursuivre avec l’exemple ci-dessus, un phénomène s’est produit récemment qui ne trompe pas: pour la première fois dans l’histoire, un gouvernement s’est gardé de donner publiquement le chiffres des victimes ennemies, de peur de choquer l’opinion publique: il s’agissait du gouvernement américain lors de la guerre du Golfe (1991).
Le problème principal de la gouvernance, problème auquel nous devons faire face chaque jour dans notre vie quotidienne, est que des institutions ont été mises en place qui définissent leurs objectifs par rapport à leurs compétences (et leurs limites) alors qu’elles devraient faire l’inverse. La problématique de la gouvernance mondiale se caractérise par le fait que les objectifs se définissent à travers un vide institutionnel au niveau international –l’ONU, et plus généralement le droit international public, jouant le rôle de l’arbre qui cache la forêt - qui fait que ce sont les États qui sont amenés à résoudre des problèmes qui dépassent leurs compétences et même leur compréhension. Or, comment l’État, dont les institutions sont mal armées pour résoudre des problèmes domestiques, pourrait-il prétendre résoudre des problèmes qui dépassent son cadre politique? A ce titre, le concept de «sécurité collective» ne fait que repousser le problème puisque cette sécurité n’est qu’un agrégat d’institutions étatiques. Il est significatif que le concept de gouvernance en lui-même est perçu comme un tout qui ne fait que peu de distinction entre la gouvernance du local, du national et du mondial, les objectifs sur ces divers niveaux étant souvent proches ou interconnectés.
[Quand vous dîtes que] “c’est bien connu que les pays démocratiques ne se font pas la guerre entre eux”, il me semble que c’est beaucoup plus controversé que cela. A force de “définitions strictes”, n’aboutit-on pas à une tautologie du genre : “les pays qui ne veulent pas se faire la guerre ne se le font pas ?”.De même, l’affirmation : ‘le problème épineux de la « paix démocratique » est qu’elle nécessite une communauté entièrement démocratique’ n’est pas clair : une « communauté entièrement démocratique » ne donnerait-elle pas une personne, une voix à l’échelle mondiale ?