La question de la place des acteurs non étatiques dans les régulations internationales n’est pas nouvelle mais, avec l’augmentation des interdépendances, elle prend une nouvelle dimension. Les Etats, tout au long de l’histoire, sont loin d’avoir été les moteurs, encore moins les promoteurs uniques, de nouvelles régulations internationales. On peut même dire que la conception de l’action internationale des Etats est déterminée et limitée par la conception de l’Etat lui-même.
Le modèle qui a émergé en Europe après la Renaissance, et dont les grandes caractéristiques ont été fixées au traité de Westphalie de 1648, ont pour objet exclusif les intérêts nationaux. La projection au-delà des frontières nationales s’est toujours définie par rapport aux intérêts nationaux, qu’il s’agisse de la conquête de nouveaux territoires ou de la défense du territoire existant ou encore de la conquête de nouvelles sources de matières premières qu’il faut pouvoir contrôler dans une logique impériale. Ce qui signifie que non seulement les Etats n’ont pas le monopole de l’action internationale et de la mise en place des régulations transnationales nécessaires à la gestion des interdépendances mais, de surcroît, qu’ils se heurtent, dès lors qu’ils s’engagent dans des régulations internationales, à un obstacle politique et philosophique majeur.
Les caractéristiques génétiques de l’Etat Wesphalien, quoique définies historiquement au service de monarchies plus ou moins absolues, se sont trouvées renforcées plutôt qu’atténuées par l’extension quasi générale de régimes démocratiques. A la nature génétique de l’Etat s’ajoute alors la nature des parties prenantes : les citoyens sont préoccupés des intérêts locaux et nationaux ; à travers le choix de leurs dirigeants ils se projettent au-delà de leurs frontières et, quand c’est le cas, ils préfèrent le faire à travers des organisations non étatiques, à but non lucratif.
Le modèle fondamental des Etats nations est celui de l’accord international sur des objets clairement délimités et d’intérêt commun et non celui d’un abandon de souveraineté au profit d’instances qui transcenderaient les intérêts nationaux.
L’Union Européenne, qui a certes bénéficié dans sa construction du traumatisme né de la 2ème guerre mondiale et du constat que la défense absolue des souverainetés conduisait en définitive au suicide collectif, est le seul modèle historique actuellement à disposition pour concevoir un dépassement des souverainetés.
Historiquement ce sont les acteurs non étatiques qui ont résolument dépassé le niveau national. C’est vrai dans le domaine économique avec les Compagnies des Indes du 17ème et du 18ème siècle puis avec les entreprises coloniales du 19ème siècle. C’est vrai aussi pour des mouvements comme La Croix Rouge, la lutte contre la torture, l’abolition de l’esclavage ou même la promotion d’institutions internationales comme la Société des Nations puis celle de l’Organisation des Nations Unies ou même la construction européenne (que l’on songe par exemple au rôle du congrès de La Haye dont on fête cette année le 60ème anniversaire).
Le rôle des organisations non gouvernementales dans la vie actuelle des Nations Unies est si important, qu’il s’agisse de plaidoyer, de recherche, d’analyse politique ou d’alimentation en idées et informations nouvelles que Richard Jolly et ses collègues n’hésitent pas à parler des « Nations Unies N°3 ». Elles sont constituées des organisations non gouvernementales, l’Assemblée des Etats constituant les « Nations Unies N°1 » et les secrétariats des agences les « Nations Unies N°2 ».
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Pour repenser en termes historiques, la capacité de nos sociétés à se projeter au-delà d’un horizon borné, il est nécessaire de mettre en parallèle le développement des échanges marchands et la diffusion des idées et des convictions. Ce sont en général les entrepreneurs et les commerçants qui ont jeté des ponts entre civilisations, de la route des Indes à la politique d’implantation des comptoirs. Les églises, en particulier les églises chrétiennes et l’Islam ont été les premières institutions internationales, porteuses d’une pensée sur le mondial et sur l’humanité selon des modèles variés. L’Eglise catholique hiérarchisée, les Eglises protestantes et les différentes communautés musulmanes selon un modèle décentralisé.
Le modèle de la cité grecque s’est répandu dans les bagages des conquêtes d’Alexandre au cours de la base antiquité sur d’immenses territoires. En Europe, les médecins et architectes itinérants au moyen-âge, les philosophes des Lumières ont promu l’échange d’idées bien au-delà des frontières nationales.
Le lien entre étatique et non étatique est toujours complexe. Les compagnies coloniales de commerce bénéficient peu ou de protections nationales. En Islam et en Chrétienté, les rapports entre pouvoirs temporels et pouvoirs spirituels ont été souvent étroits. C’est la combinaison de la pensée des Lumières et des conquêtes de Napoléon puis, au 19è siècle, la combinaison des conquêtes militaires et de la diffusion de nouvelles réflexions qui ont tissé les relations internationales.
Plus près de nous dans le temps, le rôle des grandes fondations américaines dès le début du 20ème siècle quand Andrew Carnegie et John Rockefeller ont créé les premières fondations modernes, sur la scène politique intérieure américaine et sur la scène internationale a toujours été important. Dans le contexte particulier des Etats Unis, les relations entre fondations et monde politique ont toujours été intenses, à telle enseigne qu’en 1969 le Congrès américain a passé une loi pour restreindre les activités politiques des fondations privées, cette activité se transférant en partie sur les think tanks. D’une manière ou d’une autre, les fondations américaines ont joué un rôle important dans la diffusion internationale du modèle américain soit en phase, notamment pendant la guerre froide, soit en tension, comme c’est plutôt le cas actuellement. Partant du constat des limites de l’action de l’Etat, certaines se sont émancipées et disposent de leur propre agenda d’action internationale.
Retenons de ce premier point que le rôle des acteurs non étatiques dans la construction de régulations internationales est aussi vieux que le monde, qu’il est premier par rapport à celui des Etats et que la relation « au-delà des frontières » a toujours combiné acteurs non étatiques et interventions étatiques.
[1] Rapport annuel du Foundation Center, année 2005