On entend souvent poser la question de la légitimité des interventions non gouvernementales dans le champ de la gouvernance, en se référant implicitement à la thèse selon laquelle les régulations seraient par essence de nature publique. J’ai dit précédemment qu’une telle problématique était simpliste. Un certain nombre de questions n’en sont pas moins incontournables. Elles concernent d’ailleurs essentiellement le champ économique : au nom de quoi les grandes entreprises regroupées au sein du World Business Council and Sustainable Development (WBCSD) peuvent-elles se proclamer détentrices du bien commun mondial au motif qu’elles sont grandes et internationales ? au nom de quoi les entreprises peuvent-elles décider des évolutions technologiques favorables à l’humanité, au motif qu’elles ont les moyens techniques de les développer et financiers de bombarder l’opinion de messages payés à coups de millions de dollars pour convaincre que ces innovations sont bonnes, comme ce fut le cas pour les plantes génétiquement modifiées ?
Pour éviter les deux écueils du dogmatisme et de la naïveté, il faut repartir des principes généraux de gouvernance et examiner la manière dont ces principes s’appliquent à l’action des acteurs non étatiques et aux coopérations entre eux et avec les acteurs publics.
La théorie classique de la gouvernance confond légitimité et légalité. Sur la scène internationale cela tient à la combinaison de deux facteurs : l’idéologie de la démocratie et le principe de souveraineté.
Qu’est-ce que la légitimité ? Le sentiment des peuples que la société est gérée selon des règles admises et comprises par tous, que l’autorité est assumée par des dirigeants compétents et dévoués au bien public, que les contraintes imposées aux individus au nom du bien commun sont justement dimensionnées, c’est-à-dire qu’elles visent au bien commun et satisfont au principe de moindre contrainte. Chacun est prêt à céder une partie de sa liberté s’il est clair que l’enjeu en vaut la peine.
Dans les régimes démocratiques, on considère que les gouvernants sont légitimes par définition parce qu’ils ont été élus par le peuple. Dès lors la légalité, notion juridique, se confond avec la légitimité, notion subjective. Or, l’expérience prouve que dans les faits les dirigeants politiques ne jouissent pas d’un très haut crédit moral et intellectuel auprès des populations qui les ont élus. Toutes les enquêtes d’opinion le montrent. Au lieu de poser comme principe philosophique que le libre choix des gouvernants devrait conduire à choisir les meilleurs, il faut s’intéresser à la réalité sociologique et même financière : des gouvernants souvent élus à une courte majorité ; l’importance du spectacle ; le rôle de l’argent dans les élections ; la difficulté qu’éprouve la démocratie à susciter un véritable débat politique sur les questions de fond ; l’horizon borné des législatures qui rend impopulaire le traitement des enjeux à long terme, etc..
Sur la scène internationale, le principe de souveraineté interdit de mettre son nez dans les affaires du voisin. Les dirigeants de fait deviennent rapidement des dirigeants de droit, a fortiori quand on espère bien s’en faire des alliés ou quand on les a aidés à prendre le pouvoir. La Charte des Nations-Unies part de la belle idée de Peuples de la terre et aboutit finalement à un « syndicat des gouvernants », pour reprendre une expression percutante de Georges Berthoin. Les démocraties sont toujours partagées entre le désir de constituer un club des « dirigeants fréquentables », c’est-à-dire issus d’élections libres, et la nécessité concrète de traiter avec les dirigeants de fait.
C’est pourquoi aux yeux de la population elle-même, les organisations non gouvernementales sont, selon les enquêtes d’opinion, jugées plus crédibles que les dirigeants politiques y compris dans les pays démocratiques : plus sincères, plus désintéressées, plus compétentes trois critères de légitimité. Et qui, d’ailleurs serait légitime pour représenter les non-sujets de droit, ceux qui ne votent pas, les générations futures, les animaux, la biosphère ?
Quand la fondation Rockefeller a engagé, dans les années quarante, les travaux sur le blé au Mexique, puis quand elle a créé en 1960, avec la fondation Ford, the International Rice Research Institute aux Philippines, initiatives qui allaient conduire à la révolution verte, quand la fondation Bill et Melinda Gates se mobilise sur le sida ou quand notre fondation organise le dialogue entre société chinoise et société européenne, elles ne disposent de mandat que d’elles mêmes. C’est la démarche et son résultat qui fondent la légitimité et non un quelconque titre de propriété sur le bien public.
Une autre dimension s’impose : celle des valeurs.
La communauté internationale est confrontée sur ce point à une impasse historique. Le socle éthique plus ou moins admis par tous, avec beaucoup de nuances hors de l’Occident, est la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. Au fil des années, la notion de droits politiques – égalité devant la loi, liberté d’opinion, liberté d’expression, liberté d’association – s’est étendue à des droits économiques, sociaux, environnementaux, culturels. Mais l’affirmation de droits sans cesse plus larges est une aporie : pour que des droits positifs, comme les droits économiques et sociaux, soient respectés il faut que leurs conditions soient réunies et que des tiers aient la responsabilité de réunir ces conditions. Plus largement, l’affirmation unilatérale des droits donne une définition déséquilibrée de la citoyenneté qui a toujours reposé sur un équilibre des droits et des responsabilités. D’où l’importance du travail non gouvernemental pour promouvoir l’idée de troisième pilier de la vie internationale, à côté de la Charte de l’ONU et de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme, une Charte des Responsabilités humaines, fondement de l’éthique du 21ème siècle. Il ne peut y avoir de régulation internationale légitime, c’est-à-dire acceptée par tous, que s’il y a un tel socle éthique commun. De ce point de vue, Etats et acteurs non étatiques se trouvent, si je puis m’exprimer ainsi, « logés à la même enseigne ». C’est en référence à une éthique partagée que peut se construire la légitimité de leurs actes. La liberté d’entreprendre accordée aux entreprises a nécessairement comme contrepartie éthique et juridique leurs responsabilités sociale et environnementale : responsabilité de la structure juridique en tant que telle et responsabilité personnelle de leurs dirigeants. De même les autres acteurs non étatiques, comme les ONGs, peuvent à bon droit, être interpellés sur le mode d’exercice de leur propre responsabilité, là où trop souvent ils préfèrent parler de la responsabilité des autres, entreprises ou gouvernants. Ainsi se trouve par exemple posée la question de la dette écologique : comment les Etats, en tant que représentants de leurs peuples respectifs, peuvent-ils être tenus pour responsables des dommages passés causés à l’environnement ? Il n’y aura pas de légitimité de la gouvernance mondiale sans référence à de tels principes de responsabilité et d’équité.