Certains des modes d’action nécessaires à une gouvernance mondiale comme le recours légal à la force et la fiscalité resteront le monopole de la puissance publique. Pour le reste, il faut comparer l’efficacité et la pertinence des systèmes de régulation et les agencements institutionnels publics et privés. Elles peuvent se mesurer à un certain nombre de critères : la capacité à organiser un ensemble de moyens pour atteindre les objectifs poursuivis, et, pour cela, la capacité à dépasser la sectorisation des institutions tant nationales qu’internationales ; la construction, en amont, des conditions sociales favorables à la création et à l’acceptation des régulations ; la capacité à associer différents types de moyens tels que la contrainte juridique et administrative d’un côté et les forces du marché de l’autre ; la capacité à associer dans le processus de régulation à la fois ceux dont les comportements doivent être modifiés et ceux qui ont une capacité d’influence sur ces comportements ; la mise en place d’outils effectifs d’évaluation des politiques ; la différenciation des méthodes en adéquation avec la nature même des régulations qu’il faut mettre en place. Je donnerai brièvement des illustrations de chacun de ces points.
Les systèmes publics, qu’ils soient nationaux ou internationaux, fonctionnent en général sur la base de la segmentation des compétences. Ainsi, au fil des années, les objectifs que s’est assignée la communauté internationale se sont multipliés, induisant une multiplication des structures, chacune dédiée à un seul des objectifs. Mais les défis réels du monde ne se plient pas aisément à cette segmentation. Cela pose, au niveau national, le problème toujours épineux de la coordination interministérielle et, au niveau international, le problème de l’incompatibilité des normes et celui de la coopération entre les agences. Dans une phase de globalisation économique rapide c’est en matière de commerce international que se révèlent les contradictions majeures. D’un côté les règles de l’Organisation Mondiale du Commerce (OMC) posent le principe de non discrimination et ont pour objectif quasi unique la libéralisation des échanges et la défense des règles de propriété intellectuelle, risquant à tout moment de conduire à un « dumping social et environnemental » des pays placés ainsi en concurrence. L’OMC pousse aussi à l’intégration dans la sphère marchande de biens et services qui relèvent d’autres logiques, comme par exemple l’échange de connaissances. UNESCO et OMC défendent logiquement des positions différentes, l’une en faveur de la gratuité de l’échange de connaissances, l’autre en faveur de la propriété intellectuelle. De même la protection de l’environnement, défendue par le PNUE, ou la protection des droits de l’homme au travail, défendue par l’OIT, viennent en contradiction avec les règles du commerce qui voient ce souci des droits de l’homme et de l’environnement comme autant d’obstacles non tarifaires. Ce sont alors les organisations non gouvernementales, souvent d’ailleurs elles-mêmes soutenues par tel ou tel gouvernement, qui sont en mesure de proposer une gestion globale des filières de production. Les cas de la « filière banane » ou de la « filière forêt » sont intéressants à cet égard.
La coordination entre institutions de même niveau ne peut venir que « d’en haut », d’une institution capable de les convoquer ensemble, ou « d’en bas », d’un tiers acteur qui n’a d’autorité ni sur l’une ni sur l’autre. Dans le cas du système international, l’autorité d’en haut n’existant pas, ce sont souvent les acteurs non étatiques qui jouent le rôle de « tiers acteurs ».
Je prends l’exemple de la Chine et de l’Europe. Ce sont des partenaires commerciaux essentiels et deux des acteurs mondiaux majeurs de l’avenir. Ils se retrouvent donc pour négocier dans un grand nombre d’espaces différents : les enceintes multilatérales, les relations bilatérales, les forums d’entreprises, etc. Mais, en amont de tout cela, la manière dont les deux sociétés se perçoivent mutuellement est déterminante pour leurs relations à long terme. Les processus par lesquels elles apprennent à se connaître et éventuellement à désarmer les malentendus sont décisifs. Ils sont, à bien des égards, en dehors du champ de perception des institutions publiques. C’est ainsi que notre fondation a mis en place un Forum Chine-Europe où les différents milieux socioprofessionnels apprennent à se parler sur une base d’égal à égal et à travailler ensemble sur leurs défis communs.
Un autre exemple peut être donné, celui des universités populaires : l’UPAFA - université paysanne africaine - ou encore l’UPU -Université populaire urbaine créée par l’Alliance internationale des Habitants (www.en-habitants.org). L’enjeu est ici de fournir aux acteurs sociaux et économiques les plus éloignés des lieux de pouvoir et de savoir les éléments d’expertise et les liens mutuels leur permettant de se situer dans le monde contemporain, de participer activement et de manière compétente aux négociations, de passer de relations de concurrence à des relations de coopération.
Un autre exemple intéressant est celui des pêcheurs. Pêcheurs du Nord et du Sud et sont objectivement en concurrence. La négociation entre Etats aboutit souvent soit à brader les intérêts d’un des groupes, comme c’est le cas dans la vente par les Etats africains de droits de pêche aux Européens, pour procurer les devises nécessaires au paiement des fonctionnaires au détriment des pêcheurs artisanaux, soit à défendre bec et ongles les intérêts de leurs propres pêcheurs. Le Forum mondial des pêcheurs et travailleurs de la mer crée un espace nouveau où les pêcheurs des différents pays du monde peuvent apprendre à se connaître et à rechercher les modalités de promotion de leurs intérêts communs et d’une gestion durable des pêches en lieu et place de la concurrence entre eux.
J’ai déjà évoqué à plusieurs reprises la diversité des sources de la norme. Faut-il rappeler que la norme ISO, devenue une référence y compris dans le cahier des charges des marchés publics, est une norme « privée » élaborée entre entreprises ? Les régulations traditionnelles combinaient règles de droit (ce qui est permis et ce qui est autorisé), fiscalité et financement (ce qui est taxé, ce qui est payé) et secteur public (ce qui est pris en charge par la collectivité, ce qui ne l’est pas). Les régulations, aujourd’hui, sont nécessairement plus subtiles, associent la carotte et le bâton, accordent de l’importance aux mécanismes du marché, combinent engagement volontaire et contraintes.
Dans cette démarche, les organisations non gouvernementales jouent un rôle important de proposition ne se bornant plus à des fonctions de plaidoyer et de protestation. Comme on l’a vu à plusieurs reprises, le rôle joué par les consommateurs est décisif. Récemment encore, le Président Sarkozy a introduit l’idée d’une taxation fondée sur le « contenu carbone » des marchandises importées. Dans un premier temps cela a suscité une levée de boucliers mais il est évident qu’à terme les travaux de think tanks non gouvernementaux comme le Wüpperthal Institute sur le MIPS (material input per unit of service) fonderont de nouveaux modes de gestion du commerce international, en accord avec la nécessité de lutter contre le changement climatique. De même, reprenant des idées d’origine non gouvernementale, le Secrétaire d’Etat anglais à l’environnement a commencé à esquisser l’idée d’une « monnaie carbone », c’est à dire l’idée de quotas carbone que les individus eux mêmes pourraient négocier librement sur le marché.
Les Etats n’ont pas attendu l’intervention des acteurs non étatiques pour apprendre à pratiquer la concertation entre parties prenantes. Par contre, sur la scène internationale, il n’existe aucune capacité de convocation équivalente. Les initiatives sont presque toujours mixtes. Elles associent, comme ce fut le cas pour la mise au point des labels d’exploitation durable des forêts, des Etats « progressistes », en l’occurrence le Canada et des organisations non gouvernementales.
Une chose est d’énoncer les règles, une autre de les faire respecter. Les Etats africains sont ceux qui ont ratifié le plus grand nombre de conventions internationales et pour cause, si l’on peut dire : signer une convention ne coûte rien si de toutes façons on n’a pas les moyens d’en faire respecter la mise en oeuvre ! Plus largement, pour tout ce qui concerne les droits économiques et sociaux ou la protection de l’environnement, les Etats disposent rarement des moyens de surveillance et de contrôle. Ils sont aussi, même si on laisse de côté les cas de corruption flagrante, placés dans une position ambiguë, entre protection d’un côté et désir de maintenir et développer l’activité économique de l’autre. Enfin, sur la scène internationale, le sacro-saint principe de souveraineté met les Etats dans une situation difficile lorsqu’il s’agit de contester les évaluations officielles d’autres Etats. Seuls les réseaux citoyens, Amnesty International, Reporters sans frontières, l’Observatoire international des prisons, Greenpeace, sont en mesure de construire une évaluation décentralisée et indépendante, adossée à des correspondants bénévoles très nombreux.