Plutôt que de faire un simple bilan de l’ONU qui s’avérerait probablement stérile, peut-être serait-il plus judicieux de commencer par un tour d’horizon historique de ces six dernières décennies qui permettra de mieux voir comment le monde, d’une certaine manière, a été façonné par l’ONU, entre autres éléments. Cette démarche devrait déjà permettre de replacer l’ONU dans une certaine perspective historique que l’on a tendance à occulter, si ce n’est pour répéter incessamment que le monde, depuis 1945, a bien changé, ce qui est une évidence.
Pour appréhender la période précédant la création de l’ONU, il nous faut remonter au moins à 1914, et même à 1789, voire à 1648 et à cette paix de Westphalie qui instaura les règles modernes des relations internationales, ou plus exactement, des relations interétatiques. En effet, la fin dramatique de la Seconde Guerre mondiale met un terme aux deux conflits mondiaux entamés en 1914. Elle met fin à ce « long 19e siècle » – 1789-1914 – qui, à la suite de la première grande révolution moderne, voit se succéder une série de cataclysmes politiques et géopolitiques qui mettent un terme à l’Ancien Régime, aux grands empires historiques et à la suprématie de l’Europe. Enfin, 1945 met un point final au système d’équilibre – homogène et multipolaire – des puissances créées en 1648 pour stabiliser l’espace européen mais qui n’avait pu résister aux multiples transformations ayant métamorphosé le visage de l’Europe et du monde. C’est donc une triple rupture avec laquelle doivent composer les hauts dirigeants qui se réunissent à Yalta et à Bretton Woods, à Dumbarton Oaks (Washington) et à San Francisco, où a lieu la conférence qui donne naissance aux Nations Unies.
Mais à peine le monde de demain est-il (re)défini que de nouveaux éléments vont perturber sa mise en œuvre. La nouvelle confrontation entre les deux superpuissances restantes, les États-Unis et l’URSS, remodèle complètement l’échiquier mondial avec la mise en place d’une espèce d’équilibre hétérogène que plombe une forte rivalité idéologique qui n’est pas sans rappeler celle de l’entre-deux guerres où la confrontation ente fascisme et démocratie avait eu raison des meilleures intentions des architectes de cette Société des nations (SDN) qui préfigure l’ONU.
Deuxième élément révolutionnaire, l’arme atomique, dont on ne perçoit pas encore en 1945 à quel point elle bouleverse les données stratégiques et qui va se greffer à cette lutte de titans, crée tout à la fois un « équilibre de la terreur » qui, paradoxalement, maintient la stabilité du système-monde et limite la violence des conflits (rappelons que les premiers débats de l’ONU se focalisent notamment sur ce thème). En somme, cette guerre larvée perpétuelle où le monde est menacé à tout moment d’extinction aide à stabiliser artificiellement et presque accidentellement l’ensemble, ou presque, de la planète. Dans leur majorité, les conflits de la guerre froide sont d’abord un résidu de la colonisation ou leur conséquence indirecte (guerre du Vietnam, d’Angola). Comparé aux périodes précédentes, l’après-guerre est en fin de compte une période relativement pacifique, bien qu’extrêmement tendue politiquement et diplomatiquement. Un seul conflit classique majeur impliquant les grandes puissances du moment, celui de la Corée, aura lieu durant toute cette période, même si la crise des fusées de Cuba place le monde entier à un souffle de la catastrophe absolue sans que, paradoxalement, le moindre coup de feu ne résonne.
Quel rôle dans ce schéma directeur pour l’ONU ? Soyons clairs : dès 1945, le système international qui se met en place est d’abord défini par la rivalité entre les deux blocs, ensuite par l’épée de Damoclès nucléaire qui pèsera lourdement sur la destiné du monde. Nous ne sommes plus sous un régime international d’équilibre multipolaire et l’avènement d’un système reposant sur la « sécurité collective », incarné par l’ONU donc, ne régit pas vraiment la conduite internationale. Du reste, l’ONU, dès 1945, joue un rôle non négligeable sur la scène internationale, rôle que la Société des nations n’avait jamais été en mesure de tenir et qu’aucun organisme supranational n’avait tenu jusqu’alors dans l’histoire. L’ONU promet une paix « positive » qui devra finalement laisser place à la paix négative, et imparfaite, de la guerre froide.
La chape de plomb qui maintient la stabilité précaire du système, en somme le statu quo géopolitique, est totalement inadaptée aux transformations qui bouleversent en profondeur un monde qui, durant des siècles, avançait, souvent de force – mais pas uniquement – à l’heure européenne. En marge des préoccupations hégémoniques des deux superpuissances, plusieurs grands dossiers nécessitent une attention qui dépasse les compétences de l’URSS et des États-Unis (même s’ils vont s’ingérer dans ces dossiers) : la décolonisation, la reconstruction (de l’Europe), la démocratisation, la modernisation, la mondialisation enfin, soit autant de chantiers où les potentialités de conflits sont grandes. Comment gérer ces dossiers importants ? Surtout, comment éviter que les pays les plus puissants exploitent ces chantiers à leur propre fin ? Certes, l’aide américaine va permettre à l’Europe de ré-émerger sous une forme nouvelle alors que le bras de fer entre les deux superpuissances accélère la vague décolonisatrice puisqu’elle profite directement (déboulonnement des empires coloniaux) et indirectement (exploitation stratégique des nouveaux États) à l’URSS et aux États-Unis. Malgré tout, c’est l’ONU qui, par l’intermédiaire de son Assemblée générale, facilite l’intégration géopolitique des 142 pays qui viendront se joindre aux rangs des pays membres et qui, surtout, occuperont une place prépondérante sur le nouvel échiquier. Ce n’est pas un mince exploit que d’avoir pu attirer en son sein tous les États du monde ou presque. Rappelons que les États-Unis, par décision du Congrès américain, n’avaient pas rejoint la SDN alors que c’était un de leurs présidents, Woodrow Wilson, qui en avait été le principal architecte.
La fin brutale de la guerre froide, contrairement aux périodes historiques de grande rupture géostratégique, par le fait que le conflit était larvé et indirect, n’entraîne pas la remise à plat que nécessite la nouvelle situation alors que celle-ci, par bien des aspects, subit un bouleversement du système international que personne n’avait anticipé. Aucune conférence de paix, aucun accord ne survient. Un régime de « gouvernance mondiale » s’effondre, aucun autre ne vient lui succéder. Pourtant, l’Organisation des Nations Unies est là. Marginalisée sans ménages durant la guerre froide par les deux superpuissances et par la dynamique de l’équilibre bipolaire, voilà qu’on la tient responsable de la stabilité du monde ! Qui plus est, sans lui donner, enfin, les moyens à la mesure des attentes. Heureusement, les dirigeants des deux superpuissances, Eltsine pour la Russie, George H. Bush et Bill Clinton pour les États-Unis, négocient ce tournant brutal en douceur. Eltsine ne tente pas de préserver l’empire qui éclate. Le premier Bush et Clinton n’essaient pas d’exploiter la situation au profit de l’ « hyperpuissance », ce que leur reprocheront âprement les néoconservateurs qui, après 2001, sont aux commandes de pilotage de la politique étrangère américaine.
Pendant ce temps, vers la fin des années 80 et au début des années 90, on a assisté à des changements majeurs. La chute du mur de Berlin en 1989 marquait un point d’inflexion historique. La globalisation capitaliste devenait le système dominant incontesté… certains ont même pensé qu’on était arrivé à « la fin de l’histoire».
Les citoyens se sont trouvés face à un capitalisme qui ne trouvait plus en face de lui de concurrent idéologique ou économique, la société soviétique et ses satellites se décomposaient inéluctablement. Une nouvelle globalisation des marchés, financiers et commerciaux, une société de l’information rampante poussée par l’Internet, une expansion de plus en plus forte de la modernisation capitaliste, ont profondément transformé l’économie, la société, la culture.
Tout au long des années 80 et au début des années 90, on peut voir l’émergence, certes disparate, mais réelle, d’une nouvelle société civile à l’échelle mondiale. Nouvelle, car elle cherchait à se débarrasser des anciens modèles idéologiques et des vieilles méthodes d’organisation sociale et politique, des pesanteurs des organisations syndicales ou associatives, de l’obsolescence des mots d’ordre, etc. et commençait à ouvrir de nouvelles voies pour faire face à la globalisation capitaliste. Recherche de nouveaux paradigmes, de nouvelles relations hommes/femmes, de nouveaux rapports entre jeunes et vieux, valorisation de l’interculturalité, de la diversité, revendications de nouveaux droits humains, recherche d’une nouvelle relation avec la Terre : tous ces éléments ont constitué un terrain fertile pour l’émergence d’une nouvelle société civile mondiale de plus en plus pluriculturelle.
A cette époque les Nations Unies organisaient des Conférences mondiales sur ces grands sujets. D’un côté, le Secrétaire Général et les agences onusiennes mettaient sur pied un événement officiel, de l’autre les ONG organisaient un rassemblement parallèle. Cela aurait pu être l’amorce d’une instance de régulation plus sociale, plus participative, d’un nouveau multilatéralisme afin de jeter les bases d’une nouvelle gouvernance mondiale. Ce fut plutôt une tentative de régulation intergouvernementale avec une participation (subordonnée) de la société civile.
L’ONU, pilotée quant à elle durant cette période charnière par l’ancien ministre des affaires étrangères d’Égypte Boutros Boutros-Ghali (1992- 96) et, surtout, par Kofi Annan (1997-2006), se retrouve au cœur des nouveaux conflits qui secouent le monde après le dégel géostratégique de l’après-guerre froide (Yougoslavie et Rwanda notamment). L’Agenda pour la paix (préventive) de Boutros-Ghali connaît des revers et le Secrétaire doit subir la pression des États-Unis. Kofi Annan est le premier Secrétaire général à sortir des rangs de l’ONU, qu’il avait rejoint en 1962. Son mandat sera l’un des plus marquants de l’histoire de l’organisation. Connaissant parfaitement les rouages du système onusien et lucide quant aux limites des Nations Unies, il profite aussi de son aura pour mettre sur pied un plan de réforme ambitieux qui, malheureusement, se terminera en eau de boudin, par la faute des principaux responsables : les États Membres.
Du reste, le rôle de l’ONU durant l’après-guerre froide s’accroît, principalement du fait qu’aucun autre élément n’est capable de réguler un système caractérisé par l’instabilité. Contre toute attente et malgré l’effet médiatique, l’après-guerre froide est marquée par une certaine paix, les conflits interétatiques disparaissant pratiquement de la planète, à quelques exceptions près (Proche-Orient, sous-continent indien) alors que les conflits internes, toujours d’une violence extrême, sont également en baisse, contrairement, encore, aux apparences. La crise des Balkans qui suit l’éclatement de la Yougoslavie montre néanmoins que la montée aux extrêmes de la violence touche aussi l’Europe. Cette guerre marquée par les bombardements de l’OTAN et par l’épuration ethnique frappe les esprits et démontre aussi l’impuissance des instances censées assurer la paix, à commencer par les Nations Unies. Les « nouveaux » conflits de l’après-guerre froide touchent principalement l’Afrique, celle-ci considérée par les grandes puissances comme faisant désormais partie d’une zone stratégiquement et économiquement « inintéressante », jugement hâtif qui évoluera dans les années 90, notamment après la chute de l’apartheid et l’élection de Nelson Mandela comme président de l’Afrique du Sud en 1994, la même année du génocide au Rwanda. Autrement, il faudra un concours de circonstances malheureux, qui comprend les attentats du 11 septembre 2001 et l’accession au pouvoir étasunien d’une petite clique déterminée à changer le cours de l’histoire, et une succession de mauvaises décisions par ce même petit groupe pour que les États-Unis s’engagent dans deux guerres mal conçues en Afghanistan et surtout en Irak, contre lesquelles on les croyait pourtant vaccinées depuis l’expérience vietnamienne.
Les rares conflits du moment démontrent malgré tout l’incapacité de l’ONU à prévenir (toutes) les guerres et encore moins à les régler une fois qu’elles ont commencé. L’ONU est tout aussi incapable d’empêcher la coalition américaine d’envahir l’Irak, au sein de la région la plus fragile de la planète, et elle ne peut rien faire autour de la zone du Pakistan où, pourtant, tous les éléments sont réunis pour qu’éclate un conflit de grande envergure. La crise financière de 2008 démontre, s’il le fallait, combien l’ONU est inexistante dans cette dimension pourtant cruciale de la stabilité planétaire. Quant au fléau terroriste et à la lutte anti-terroriste qui l’accompagne et dont on pourrait penser qu’elle fait l’unanimité, ils révèlent douloureusement les faiblesses d’une telle organisation, incapable de s’accorder sur une définition du terrorisme (contrairement, soit dit en passant, à la SDN) !
C’est sur d’autres terrains que l’ONU, en particulier sous la présidence de Kofi Annan, se montre à son avantage, notamment dans les domaines du développement. Les objectifs du Millénaire pour le développement, critiquables sous bien des aspects, notamment leur mise en œuvre, remettent en perspective les inégalités du monde et les souffrances endurées par une majorité de la population mondiale, alors que le credo du capitalisme salvateur vanté par les chantres de la victoire de la liberté et de la démocratie se voit éventré par les réalités d’un quotidien qu’il est difficile de cacher. Les agences spécialisées (de l’ONU) accomplissent un travail qui produit des résultats importants (campagnes de vaccination par exemple). Sur le plan culturel, l’UNESCO s’engage depuis des décennies sur un chantier dont la symbolique d’universalité est forte : le Patrimoine culturel de l’humanité. Par ailleurs, l’ONU réagit relativement vite à la prise de conscience qui se développe à la fin des années 1980 sur l’importance de la menace à l’environnement et la nécessité de sauvegarder collectivement notre bien le plus précieux, la planète terre. Désormais, l’individu est au cœur de cette problématique qui, auparavant, ne concernait que les États, seuls susceptibles, par les guerres, par l’usage de la bombe atomique, de mettre toute l’humanité en péril et, le cas échéant, de la sauver.
Du reste, le fossé entre les nantis et les laissés pour compte ne cesse de s’élargir à un rythme qui ne cesse de s’accélérer, avec une croissance démographique qui, comme l’économique, est à plusieurs vitesses. Face à ce gigantesque problème aux ramifications multiples, l’ONU est bien mal armée pour assumer les responsabilités qu’elle endosse dans ce domaine sous couvert des objectifs du Millénaire et qui concernent en premier lieu ses agences spécialisées, celles-ci disposant de moyens pour le moins modestes.
Justement, on parle généralement peu des moyens dont bénéficie l’ONU, peut-être parce que l’on assume trop rapidement qu’ils doivent être à la mesure des objectifs. Pourtant, c’est bel et bien dans ce secteur clef que l’Organisation des Nations Unies connaît ses plus grosses difficultés. Richelieu, inventeur de la fameuse « raison d’État » avait ce mot heureux : « L’argent est la graisse de la paix » (Testament politique). Hélas, l’argent alloué à la paix est loin d’atteindre les niveaux de celui consacré à la guerre.