Par Paul Raskin
Ceux préoccupés par la fracture dangereuse du développement mondial se posent cette question avec une urgence grandissante. Les institutions dominantes se sont montrées trop timorées ou trop vénales pour affronter les défis environnementaux et sociaux de notre temps. Une réponse adéquate nécessite que nous imaginions, à la place, l’éveil d’un nouvel acteur social : un mouvement des citoyens du monde (MCM) coordonné, luttant sur tous les fronts pour une civilisation planétaire juste et durable. Les campagnes existantes de la société civile restent fragmentées, par conséquent impuissantes pour peser sur une transformation holistique. Pour créer une vision alternative et une stratégie efficace pour la réaliser, la conscience et l’action doivent se hisser au niveau d’un MCM. Nous proposons une nouvelle campagne d’organisation avec pour objectif explicite de catalyser cette agentivité historique. Cet effort s’élargirait et se diversifierait dans un « cercle grandissant », s’adaptant aux circonstances changeantes au fur et à mesure de son évolution. Dès le départ, un tel projet doit promouvoir une politique de confiance, engagée à équilibrer l’unité et le pluralisme sur le chemin de notre avenir commun.
Il y a une décennie, la Charte de la Terre a sonné l’appel du clairon pour « unir nos efforts pour donner naissance à une société mondiale durable, fondée sur le respect de la nature, les droits universels de l’être humain, la justice économique et une culture de la paix. » Dans les années qui ont suivi, le roulement de crises qui s’est répercuté à travers le champ mondial – et des études nous prévenant de dangers encore plus gros devant nous – a redoublé cet impératif historique d’« unir nos efforts ». La question brûlante n’est plus « si » ou « quand », mais « comment » ?
Quelles actionsaudacieuses peuvent bâtir un régime mondial pour notre monde interdépendant et notre avenir commun ?
Les fondations historiques de l’unité potentielle reposent sur un entrelacement des personnes, de la nature et des générations dans de longs tissus de connectivité économique, culturelle et environnementale, nous reliant dans un système socio-écologique globalisant. Dans la Phase Planétaire de la Civilisation, l’humanité et la Terre sont devenues une communauté de destin unique. Nous nous trouvons au milieu d’une transition turbulente, du monde d’avant vers une forme de société mondiale, sans que les individus, les communautés ou les pays puissent trouver de sortie ni de solution séparée. Le changement produit une foule de problèmes transnationaux de mauvaise augure – changement climatique et dégradation de l’écosystème, instabilité économique et conflits géopolitiques, oppressions et migrations en masse – qui, si on ne s’en occupe pas, pourraient bien nous tirer vers des lendemains bien sombres.
Nous avons malgré tout encore le temps d’éviter l’avenir qui nous est proposé, mais ce ne sera pas facile. Tracer un passage vers une issue plus heureuse nécessite l’émergence rapide de modes de réflexion et d’action à la mesure du défi profond que pose la transition mondiale. Notre préoccupation, notre redevabilité, voire le sens même de qui nous sommes, doivent franchir les barrières de l’espace et du temps pour englober la famille humaine toute entière, l’écosphère et ceux-là qui ne sont pas encore nés. Nous nous trouvons à un tournant de l’histoire plein de périls, mais aussi de promesses, si nous parvenons à nous rassembler dans projet commun : celui de créer une culture de la solidarité et une politique de la confiance au sein d’un mouvement visant à construire des institutions démocratiques pour la paix, la justice et la durabilité.
Propositions et résumés
Les mouvements populaires qui ont fondé les États-nations au cours des quelques derniers siècles ont développé des identités nationales prédominantes qui englobent les communautés préexistantes. Dans la Phase Planétaire, il nous faut une forme encore plus inclusive de conscience et d’association : un éveil culturel et politique mondial uni sous la bannière Terre. Certes, on peut observer la préfiguration d’un tel mouvement dans le chœur grossissant de citoyens associés revendiquant un changement fondamental. Organisations et individus travaillent de manière assidue sur toute la panoplie de problèmes environnementaux et sociaux auxquels le monde est confronté. Les grands rassemblements annuels du Forum Social Mondial, les protestations mondiales contre la guerre en Irak, les mouvements mondiaux pour la justice sociale et environnementale et des campagnes coordonnées pour peser sur la politique internationale sont les expressions concrètes de préoccupations publiques grandissantes. Sans cette persévérance, le monde pourrait se trouver dans un état encore plus dégradé. Il n’empêche que les objectifs liés à des causes précises limitent la capacité de la société civile d’agir sur les moteurs structurels sous-jacents de notre monde en crise, et que les divisions organisationnelles minent son influence collective sur le sens du développement. Bien que louables, les actions partielles et dispersées, mises bout à bout, sont insuffisantes pour ouvrir un nouveau chemin pour l’avenir du monde. En l’absence d’une vision et d’une stratégie globales, la détérioration systémique à une plus grande échelle neutralise les avancées minutieuses dans des localités précises et sur des questions particulières. La poussée de la société civile de ces dernières décennies a simultanément ouvert la voie à un mouvement mondial plus cohérent… et en a souligné sa nécessité.
La transformation mondiale nécessitera l’éveil d’un nouvel acteur social : un vaste mouvement des citoyens du monde exprimant une identité supranationale et construisant de nouvelles institutions pour un âge planétaire. Ce mouvement des citoyens du monde (MCM) travaillerait sur tous les fronts et intégrerait les différentes luttes pour l’environnement et la justice comme autant de déclinaisons différentes d’un projet commun. Si bien l’idée et la pratique d’une citoyenneté mondiale se diffuse, un MCM cohérent engageant les uns et les autres massivement reste imminent, prêt à naître. Donner la vie à cet acteur déterminant qui manque pour l’instant sur la scène mondiale est la prochaine étape de l’évolution du militantisme de la société civile.
Enraciné dans les principes formulés dans la Déclaration des droits de l’homme de l’ONU, l’Agenda 21, la Charte de la Terre, la Great Transition Initiative et bien d’autres documents, un MCM, indispensable, ferait la promotion d’une culture de la paix et de la non-violence et nourrirait les valeurs de plus en plus répandues de la solidarité humaine, la résilience écologique et la qualité de la vie. Avec des adhérents unis autour d’une identité partagée de citoyens d’une culture et d’un régime mondiaux naissants, un MCM engloberait une diversité de perspectives et de mouvements en tant qu’expressions séparées d’un projet commun.
La meilleure façon d’envisager le MCM est celle d’un soulèvement politique et culturel polycentrique, plutôt que celle d’une entité organisée unique. Ainsi, nous pouvons apprendre des mouvements passés – les mouvements des droits civils et syndicaux aux États-Unis, par exemple – qui présentaient des formes d’organisation multiples et des centres d’influence diffus, tous travaillant vers des objectifs largement partagés. De même, l’évolution probable du MCM sera celle d’une écologie sociale complexe d’associations officielles et informelles dans un cadre général d’identité et de finalité partagées. Le MCM constituerait un creuset pour créer la vision, la confiance et le processus démocratique qui seraient à la base de la société mondiale recherchée, et une expérience permanente explorant des manières d’agir ensemble sur le chemin de la civilisation planétaire.
Le MCM peut-il se cristalliser à temps, et à l’échelle nécessaire ? Il serait rassurant de croire que la cohésion nécessaire émergera spontanément, avec peu de direction proactive. Mais rien ne permet de le garantir – et une foi mal placée dans la possibilité d’une auto-organisation du bas vers le haut comporte le risque tragique d’une occasion perdue. En effet, par le passé, les mouvements pour un changement systémique tel que ceux qui on forgé les États modernes ou qui ont lutté pour les droits du travail, ont déployé des efforts délibérés pour rassembler des griefs hétérogènes et les mouvements les composant, et les tisser ensemble pour réaliser une formation les englobant tous et leur donnant une voix commune.
De même, déchaîner le potentiel latent d’un mouvement mondial populaire nécessite un effort concentré et dirigé. Nous proposons donc le lancement d’une nouvelle initiative d’organisation dans le but de catalyser un MCM. La grande complexité et l’étendue de cette tâche demandera un effort soutenu et une stratégie adaptative, une campagne évolutive qui traverse les régions et les questions par « cercles grandissants ». Pour en faciliter la référence, nous appellerons cette initiative, pour l’heure anonyme et non encore formée, le « cercle grandissant (CG) ». Le CG engagerait d’innombrables individus et organisations à articuler une conscience planétaire partagée et à coordonner leurs actions pour susciter une sympathie publique et peser sur les prises de décisions.
Pour prospérer dans les conditions actuelles, un tel projet devra stimuler le sens d’un objectif commun et promouvoir une coordination qui ne compromette pas l’autonomie de ses organisations alliées. Ainsi, non seulement il respecterait la diversité, mais il encouragerait les différentes perspectives nécessaires pour nourrir la créativité et approfondir la compréhension. Plutôt qu’une monoculture mondiale qui neutralise la spécificité des efforts localisés et des thématiques précises, il s’agirait de relier les personnes et les groupes qui travaillent sur un éventail allant du local au mondial dans un processus de co-création, cherchant toujours à équilibrer les principes, de même validité, de pluralisme et d’unité. Au fur et à mesure de son évolution et ses adaptations, la mission centrale du CG resterait la même : faire avancer un mouvement pluriel et cohésif pour une gouvernance mondiale démocratique, la justice et la durabilité. Les lignes d’activité du CG comprendraient, en premier lieu, de faire entendre le mouvement des citoyens du monde grâce à des plates-formes en ligne très élaborées qui favoriseraient un dialogue large visant à établir une solidarité entre composants géographiquement dispersés et culturellement divers. En deuxième lieu, le CG construirait une base de connaissances rassemblant travaux et recherches pertinents pour éclairer les visions mondiales viables et les stratégies pour les réaliser. Troisièmement, le CG encouragerait la citoyenneté mondiale en développant et en diffusant des symboles efficaces et des objets culturels. Quatrièmement, le CG ferait la promotion d’actions et de campagnes justes organisées par les autres, tout en montant ses propres initiatives pour faire avancer le mouvement des citoyens du monde en tant qu’agent de changement systémique.
Le modèle « cercle grandissant » prévoit un processus de développement organisationnel par étapes, commençant avec un groupe relativement petit de personnes engagées, soutenu par des réseaux informels d’individus et des organisations. Tout en menant ses activités, le cercle initial développerait une stratégie pour élargir le cercle une première fois, et ainsi de suite pour chaque étape consécutive. Ainsi, l’organisation ferait une pause périodique pour évaluer, ajuster et se réorganiser pour aller vers un cercle plus large et un programme enrichi. Ce processus produirait une structure d’organisation de plus en plus complexe, engageant des pôles à toutes les échelles, du local au mondial, qui traverseraient le grand éventail des questions. Le cadre philosophique du Cercle Grandissant et les termes de l’engagement seraient peaufinés en chemin, au fur et à mesure de l’appropriation par de nouveaux cercles de sa perspective et son organisation évolutives, toujours dans le respect des principes démocratiques d’inclusion, de participation, de subsidiarité et de transparence. À un moment donné, le CG pourrait se confondre avec le mouvement des citoyens du monde ou devenir un élément de son ensemble, voire, peut-être, retenir son rôle distinct de catalyseur. Pour construire et élargir le CG il faudra dépasser les modes conventionnels d’organisation et éviter notamment les écueils idéologiques polarisés d’une centralisation du haut vers le bas et de l’auto-organisation du bas vers le haut. Le Cercle Grandissant doit chercher une troisième voie : une culture politique qui reflète dans la pratique sa compréhension du monde contemporain comme danse dialectique entre le tout mondial et ses parties intégrantes. Cela demandera de développer des formes de gouvernance interne pour répondre efficacement aux questions d’organisation qui sont irréductiblement mondiales, en laissant tout le reste à la délibération et aux choix des entités qui la composent. Bien entendu, l’ensemble des questions jugées d’un intérêt mondial partagé sera sans doute un objet de débat politique et de contestation entre partisans forts d’une unité mondiale et les promoteurs également forts d’une autonomie sous-mondiale. L’évolution effective du Cercle Grandissant vers une culture interne de confiance et de démocratie pour résoudre de telles tensions sera une mesure de son potentiel de jouer le rôle d’agent de transition, voire de la possibilité même d’une civilisation planétaire vivable.
Dans le siècle présent, pour le meilleur et pour le pire, le long processus d’évolution sociale a atteint la Phase Planétaire et la forme de l’avenir sera déterminée par les manières dont nous répondons culturellement et politiquement au défi de la transition. Les perspectives d’un passage à un monde décent reposent sur la capacité de la conscience et de l’action humaines de se montrer à la hauteur de notre actuel défi existentiel. Nous avons encore le temps, mais il se fait tard. Plus que jamais, nous avons besoin des efforts du passé : les campagnes pour les droits, la paix et l’environnement ; la recherche scientifique sur le changement mondial ; des projets pédagogiques et de conscience publique ; les efforts locaux de vie durable. Tout cela est nécessaire, mais insuffisant pour la transition fondamentale et systémique vers un mode juste et durable de développement mondial. Il nous faut également et d’urgence la coalescence d’un mouvement populaire pluriel de citoyens engagés dans tous les coins du monde, un mouvement qui tisse ensemble ces nombreux thèmes et projets en une vision et une stratégie holistiques. Le mouvement des citoyens du monde serait l’agent auto-conscient qui réaliserait la transition à une civilisation digne de ce nom, une réponse à la question posée partout par des lèvres inquiètes : que puis-je faire ? Nous proposons le Cercle Grandissant, un nouvel effort d’organisation pour nourrir sa formation. Plus qu’un schéma rigide, la stratégie du Cercle Grandissant envisage de grandir par vagues successives, en s’adaptant aux circonstances changeantes à mesure de son élargissement et de sa diversification.
Ses constantes reposeraient sur son attachement à la vision d’une société mondiale juste et durable ; son engagement à une politique de confiance, de tolérance et de respect mutuel ; et sa recherche permanente de manières d’équilibrer le pluralisme et l’unité en chemin vers un seul monde avec beaucoup de lieux. Le moment est propice. L’affirmation célèbre de Margaret Mead – « Ne doutez jamais qu’un petit groupe de citoyens réfléchis et engagés puisse changer le monde. En effet, c’est toujours de cette façon que le monde a changé » – nécessite un mot de caution : le moment doit être mûr. Dans notre moment déjà trop mûr, de petites actions peuvent avoir des grandes conséquences en libérant des formes latentes de conscience et d’association politique. Le mouvement des citoyens du monde étant l’acteur clé manquant au drame de notre temps, il faut maintenant tourner notre attention sur la tâche de lui donner la vie. Dans un esprit d’espoir et de confiance, le temps est venu d’agir avec une intention explicite et proactive au nom de la Terre et de tous ses êtres – le rôle de notre vie.
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Cette Perspective a été rédigée par Paul Raskin, Directeur de la GTI et du Tellus Institute. Elle a bénéficié des commentaires des participants de la GTI, trop nombreux pour les nommer ici. Un avant-projet avait été préparé précédemment par Josep Lluis Ortega et Orion Kriegman en consultation avec Cimbria Badenhausen, Jim Barton, John Buck, Luis Gutierrez, Smilja Jankovic, D.H. Strongheart, et E.J. Wensing.
Au moment où la GTI débattait de la stratégie du Cercle Grandissant présentée dans cette Perspective, une alliance concrète en CG était formée par les leaders de la Charte de la Terre, L’Alliance Pachamama, le mouvement Villes en transition, le Club de Budapest, le Forum pour une nouvelle Gouvernance Mondiale, la GTI et d’autres organisations. Dans les mois à venir, nous inviterons d’autres à rejoindre cette mobilisation en rentrant dans le cercle pour en élargir sa portée. Explorez votre possibilité de rejoindre la GTI.