Par Arnaud Blin
Le président de la Commission européenne, Jean-Claude Juncker (re)lançait il y a quelques semaines l’idée d’une armée européenne. Arguant de la nécessité de pouvoir répondre dans l’immédiat aux affronts d’un Poutine en Ukraine, Juncker allait plus loin encore en soulignant les effets que la construction d’un appareil militaire commun pourrait avoir sur l’avenir de l’Europe, sur son indépendance sécuritaire par rapport aux Etats-Unis, sur sa capacité à projeter sa puissance lourde. EN BREF - La construction d’un appareil militaire commun est une question vitale pour une Europe à la croisée des chemins. - La crise ukrainienne, celles de la Syrie et de la Libye amène l'Europe à revoir de fond en comble son approche sécuritaire - Une Grande Stratégie n’est pas seulement une stratégie de sécurité: c’est d’abord une vision de l’avenir et un grand projet commun Aujourd’hui, plus que jamais, cette question est vitale pour une Europe à la croisée des chemins. De fait, l’avenir de l’Europe est-il même envisageable sans la création d’un tel appareil et sans l’élaboration d’une "Grande Stratégie ” à la hauteur de ses potentialités sinon de ses ambitions? Construite sur les décombres de la Seconde Guerre mondiale, protégée par le bouclier américain et par la volonté des Etats-Unis de refouler le soviétisme, l’Europe de l’Union n’a pu voir le jour que parce qu’elle put se réinventer en éludant en quelque sorte la question militaire. Avec l’Allemagne et la France au cœur de l’Union, il était inconcevable que les deux grandes puissances militaires continentales qui ferraillaient l’une contre l’autre depuis la Guerre de Sept ans (1757 – 1863) puissent dessiner leur avenir autour d’une armée commune. C’était d’ailleurs là le postulat de départ de Jean Monnet et des pères fondateurs de l’Europe. L’attachement aux principes de souveraineté et de citoyenneté à partir desquelles se concevaient les appareils militaires nationaux rendait l’idée d’une armée commune impossible. L’échec de la Communauté Européenne de Défense (CED) en 1954 témoigna de cette réalité. Si, en théorie, l’idée d’une armée commune allait au cœur de la construction européenne, elle était à cette époque beaucoup trop prématurée et cet échec renvoya le projet aux calendes grecques. A partir de là, avec les Etats-Unis, l’Otan et le système de sécurité collective de l’ONU, le champ sécuritaire était suffisamment couvert pour que la question d’une armée européenne puisse être escamotée ad vitam aeternam. Sans ce souci et les coûts que la construction d’une armée continentale auraient pu entraîner, l’Europe de la paix démocratique a pu voir le jour et la région la plus belliqueuse d’hier est aujourd’hui un havre de paix. Désormais, une guerre interétatique au sein de l’UE est inconcevable. A l’échelle de l’Europe, la paix perpétuelle anticipée par Emmanuel Kant et les philosophes des Lumières est donc une réalité. Néanmoins, les transformations géostratégiques profondes qui ont découlé de la fin de la guerre froide obligent à remettre en question certaines certitudes et, surtout, à analyser la situation de manière réaliste. Le fait est que la réussite de la construction européenne, si elle aboutit aux idéaux de Kant s’est forgée sur un échiquier politique conforme à la dure réalité de la realpolitik, celle de l’équilibre des puissances, des rapports de force, des torsions de bras et des menaces en tous genres, y compris nucléaires. Laissant à Washington le soin de mettre les mains dans le cambouis, l’Europe s’est en quelque sorte lavée les siennes tout en critiquant pour l’opinion publique ces pratiques indignes d’un autre temps... C’est en Europe et non en Amérique que la politique isolationniste s'est le mieux exprimée. Les années 1990 nous bercèrent dans une autre illusion, celle d’un glissement tranquille vers un monde de plus en plus démocratique, prospère, pacifique, stable et heureux. Mais derrière une mince façade, cette “fin de l’histoire” ne tenait pas compte des nombreux résidus d’une histoire compliquée et tordue qui laissait de trop nombreux peuples dans un désarroi grandissant et propice aux ressentiments. Un quart de siècle après l’effondrement du mur de Berlin, l’Europe unie et agrandie tient toujours debout mais il lui est de plus en plus difficile d’ignorer les remous qui secouent le monde autour d’elle. Quant aux Etats-Unis, ils paient désormais le prix de leurs choix et l’affaiblissement de leurs fondations sociales couplé à des décisions stratégiques douteuses a sérieusement miné leurs capacités à peser sur les grandes affaires du monde. De toute manière, les nouvelles sources d’inquiétude et d’instabilité réclament des réponses multilatérales. Mais l’Europe, qui, officiellement pourtant, s’est fait la championne de l’action multilatérale, se voit contrainte de répondre aux problèmes pressants en faisant appel aux deux seuls pays capables, militairement et politiquement, d’intervenir efficacement à l’étranger, la France et le Royaume Uni, qui font par ailleurs toujours partie du Conseil permanent de sécurité de l’ONU. Mais l’action de la France au Mali ou en Centrafrique, par exemple, a un arrière- goût bizarre dans la mesure où ce genre d’action ne peut manquer de rappeler la Françafrique, sans même parler de l’époque coloniale. Ce type d’intervention d’un autre âge, même soutenue par l’Europe et la 'communauté internationale,' n’est pas viable sur le long terme même si, dans les conditions actuelles, elle constitue la moins mauvaise alternative. Il est donc évident aujourd’hui que l’Europe, après avoir éludé le problème durant des décennies, est contrainte désormais de prendre ses responsabilités. La crise ukrainienne, celles de la Syrie et de la Libye, sans parler du reste, l’amène aujourd’hui à revoir de fond en comble son approche sécuritaire et, surtout, à remettre sur le tapis la question, fondamentale, de son devenir et de sa raison d’être. L’Europe sort en quelque sorte de son adolescence. Désormais, elle entre de plain-pied dans l’âge adulte. Qui veut-elle être? Où veut-elle aller? Que désire-t-elle accomplir? Ces questions qui vont au cœur même de son identité sont celles auxquelles elle se voit contrainte aujourd’hui d’apporter un début de réponse. A s’y refuser, l’Europe court un énorme risque: celui d’être balayée par l’histoire. En termes concrets, l’Europe a besoin aujourd’hui de l’élément fondamental qui, à toutes les époques et dans tous les contextes géoculturels, définit tout grand projet politique: une Grande Stratégie. Revenons un moment en arrière: au début du XVIIe siècle, à une époque de violence et d’instabilité chronique, une Europe émergente se trouvait face à son destin. Conscient des enjeux, un visionnaire, le duc de Sully, dévoilait au nom du roi Henri IV un ambitieux et prémonitoire Grand dessein pour l’Europe. Malheureusement, l’Europe se jetait alors à corps perdu dans cet horrible conflit qu’on connaît aujourd’hui comme la Guerre de Trente ans et il faudra trois décennies de guerre et des millions de morts pour que l’Europe se réinvente et dessine son nouvel avenir avec les fameux traités de Westphalie. Or, sans une Grande Stratégie digne de ce nom, sans une politique étrangère commune et sans un appareil militaire qui seraient les instruments de cette stratégie, l’Europe est non seulement condamnée à jouer les seconds rôles mais, surtout, elle met en péril sa propre sécurité dans la mesure où l’instabilité inquiétante de régions comme le Moyen Orient commence déjà à se répercuter sur le continent européen. Face à une opinion publique européenne qui, globalement, ne semble pas prête à assumer le leadership, ni les coûts et les sacrifices qu’une telle responsabilité implique, les difficultés politiques pour franchir ce palier important sont donc de taille. Ceci explique pourquoi la politique étrangère et de défense commune n’a jusqu’ici avancé qu’à petits pas, seules les menaces ponctuelles étant susceptible de redonner un petit élan ici ou là. L’organisation institutionnelle de la Politique Etrangère et de Sécurité Commune (PESC) et de la Politique de Sécurité et de Défense Commune (PSDC) – qui, c’est un fait notable, jouissent des faveurs de l’opinion publique européenne- ont permis de poser des jalons mais ce ne sont là que des jalons et dans les faits, en terme de politique étrangère et de politique de sécurité, l’Europe en tant que telle s’efface derrière les locomotives nationales. Or, ces dernières sont limitées, aucun Etat européen, aujourd’hui, n’étant capable de s’aligner avec les superpuissances du moment. Force est donc de constater que depuis 2009 et le traité de Lisbonne, l’Europe n’a guère avancé sur le dossier stratégique. Certes, Lisbonne constitua une progression notable après Maastricht (1993, création de la PESC) et Saint-Malo (propositions pour une Politique Européenne de Sécurité et de Défense, PSED, 1998) en introduisant une clause importante, celle de la Défense mutuelle, qui assure de manière formelle l’assistance des Etats de l’Union à un Etat faisant l’objet d’une agression. Par ailleurs, le traité ajouta trois missions - les actions conjointes en matière de désarmement; les missions de conseil et d'assistance en matière militaire; les opérations de stabilisation à la fin des conflits – à celles qui figurait déjà au programme de la PSDC, soit les missions humanitaires et d’évacuation; les missions de prévention des conflits et de maintien de la paix; les missions de forces de combat pour la gestion des crises. Avec des pouvoirs accrus, l’Agence Européenne de Défense assure une meilleure coordination qu’auparavant, que complémente la Coopération Renforcée et Structurée Permanente. Mais un tel engagement n’équivaut guère à une stratégie globale et ces avancées louables sont insuffisantes pour fournir à l’Europe le statut de superpuissance qui lui permettrait d’infléchir l’ordre des choses et d’assurer que le monde de demain soit un monde meilleur. L’histoire nous rappelle sans cesse que les grandes décisions ne sont prises que dans les situations critiques et aujourd’hui, l’Europe est bel et bien face au mur. Si elle n’agit pas avec célérité, c’est tout l’édifice qui risque de s’effondrer, ainsi que les nombreux avantages sociaux et économiques considérés aujourd’hui par une majorité d’Européens comme un dû et même un droit. Avec la montée régulière des partis d’extrême droite anti-européens, l’opportunité d’aller de l’avant ne sera pas éternelle. La question, désormais est de savoir comment procéder: doit-on créer l’outil permettant de définir une Grande Stratégie pour l’Europe? Ou doit-on attendre – mais jusqu’à quand? - d’avoir une politique étrangère commune pour définir les orientations stratégiques et ensuite créer l’outil adapté? Jusqu’ici, l’Europe s’est avancée sur ces trois fronts de manière simultanée mais timidement et sans vraiment atteindre le seuil critique. Sa stratégie commune, telle qu’elle s’exprime à travers la Stratégie européenne de sécurité, est plus une réponse à des menaces qu’une véritable Grande Stratégie qui définirait et affirmerait le rôle, et le grand retour, de l’Europe sur le grand échiquier politique. Car une Grande Stratégie n’est pas seulement une stratégie de sécurité. C’est d’abord une vision de l’avenir, du rôle et des capacités nécessaires pour infléchir cet avenir. C’est un grand projet commun. La question n’est donc pas de savoir comment répondre à certaines menaces dans l’immédiat mais de quelle Europe le monde a besoin. Or, c’est à partir d’une vision stratégique ambitieuse et sans concession que l’Europe trouvera l’élan pour instituer une politique étrangère commune. Et c’est à partir de là, aussi, qu’elle trouvera l’impulsion à construire l’outil militaire adapté à sa Grande Stratégie. Dans ce domaine, les effectifs, les matériels, les ressources et le savoir-faire existent déjà. Il reste à assembler le tout de manière cohérente et il est probable que la mutualisation des ressources permettra même des économies conséquentes. C’est donc là une question de volonté politique. Et c’est bien là que le bât blesse et que les atavismes persistent et entravent la marche de l’histoire. Le Royaume Uni, la France et l’Allemagne sont les personnages clés de cette révolution. Habituée depuis des siècles à jouer l’arbitre des équilibres, au sein de l’Europe et entre l’Europe et les Etats-Unis, Londres est dans une position de porte à faux inconfortable pour tous, position dont elle doit assumer le courage de sortir. Peut-on pousser de l’avant sans son appui? La France fournit déjà une certaine impulsion à l’européanisation de la politique étrangère et de sécurité et elle doit persévérer dans cette voie. Un geste dramatique, et non sans risque, consisterait à offrir son fauteuil au conseil permanent de sécurité de l’ONU à l’Union. L’Allemagne doit habilement jeter son poids dans la balance sans pour autant effrayer ses partenaires. Ailleurs, notamment dans les zones sensibles comme l’Europe centrale et la Méditerranée, les uns et les autres vont insuffler un sentiment d’urgence propice à redonner de l’élan. Le temps est désormais révolu où l’on pouvait se contenter de résumer sa stratégie à des déclarations banales sur les mérites du multilatéralisme ou la nécessité de combattre le terrorisme et la prolifération nucléaire. Si l’Europe veut perpétuer son modèle au-delà de ses frontières, si elle veut continuer d’exister, il lui faut un grand dessein pour l’avenir. Nul autre que l’Europe n’est aujourd’hui en mesure d’écrire une feuille de route pour le XXIe siècle. Mais pour que son message soit crédible, l’Europe doit aussi se doter des capacités de dialoguer dans le seul langage susceptible d’être entendu par tous, celui de la fermeté. Le monde n’est pas l’Europe et le monde est parfois agressif, brutal, violent, et sans pitié. C’est donc l’Europe qui se doit de tirer celui-ci vers le haut sans quoi, elle-même se verra irrémédiablement précipitée vers le bas. La réalité de la globalisation fait qu’il n’y a pas d’alternative entre ces deux scénarios. Dans un monde où nombre d’interlocuteurs ne comprennent que le langage de la force, la présence d’une Europe qui s’exprime d’une seule voix, qui est déterminée, indépendante, sûre d’elle, confiante, réfléchie et prête à user de la force au besoin, est plus qu’une nécessité: c’est la seule garantie pour une paix et une stabilité durables, en Europe, et au-delà. Source: Eutopia Magazine