L’internationalisation du droit est irréversible et pour éviter le risque d’une mondialisation hégémonique des systèmes juridiques où le plus fort s’imposerait sur le plus faible, il est nécessaire de développer le droit comparatif et de l’appliquer, au-delà des états, au droit international. La juriste Mireille Delmas-Marty nous explique dans cet entretien pourquoi l’ordre juridique mondial émergent doit être pluriel et comment il doit servir à garantir la paix et le développement durable à l’échelle planétaire.
Les processus d’internationalisation sont nés des besoins des différents systèmes juridiques de s’adapter aux incertitudes croissantes du contexte mondial. Ces processus touchent tous les domaines du droit et peuvent, selon leur intensité, être définis comme des processus de coopération, harmonisation ou unification. La coopération est le dialogue ou multiplication d’échanges horizontaux entre des systèmes juridiques de même catégorie hiérarchique. L’harmonisation est l’application de principes imposés aux états qui acceptent des normes supranationales, sans renoncer au caractère spécifique de leur propre culture juridique. Pour terminer, l’unification est la fusion des systèmes : il s’agit d’un processus utile dans certains domaines comme la notion de crime contre l’humanité qui est définie par la Cour Pénale Internationale.
Le résultat de la multiplication de ces processus est l’apparition de systèmes juridiques complexes, évolutifs, interactifs et hautement instables. Cette transformation peut avoir lieu de façon hégémonique (le système de droit le plus puissant se développe au détriment des autres) ou plurielle. Pour que cette deuxième forme plurielle devienne de plus en plus forte et capable de neutraliser l’hégémonie juridique, il faut introduire une approche comparative dans l’étude du droit international et transnational et travailler à partir de la diversité de tous les systèmes de droit existants.
Ainsi, d’après Mireille Delmas-Marty, le chemin à suivre est le "pluralisme ordonné" qui offre un équilibre entre la fragmentation juridique actuelle et une hypothétique uniformisation globale, et qui contient la pluralité des processus mentionnés. Un autre aspect dont il faut tenir compte, est qu’il faut accepter les différentes vitesses d’adaptation ou « polychronie » : celle-ci peut se produire entre des États qui adoptent certaines lois d’abord, et attendent que les autres le fassent plus tard, comme par exemple en Europe. Il peut également y avoir un désajustement temporel entre, d’un côté, les progrès en matière d’accords internationaux pour renforcer la coopération commerciale et, de l’autre, le manque d’évolution en matière d’accords sur les droits de l’homme.
La juriste donne son point de vue face à des problématiques liées à la mondialisation des systèmes juridiques. Parmi celles-ci, les limites de la légitimité des ONG internationales comme défenseurs de l’intérêt national, en l’absence d’un véritable système démocratique ; le rôle des scientifiques et le problème de la démocratisation du savoir ; la conceptualisation juridique de la relation et la responsabilité de l’humanité envers la nature ; ou le besoin d’un humanisme doté de racines multiculturelles pour faire face à une certaine "société de la peur" postérieure au 11 septembre 2001.
Mireille Delmas-Marty avance la métaphore de la force imaginante du droit. Elle affirme : « Pourquoi aurait-on besoin aussi de forces imaginantes ? Précisément pour permettre aux systèmes de droit de s’adapter aux forces sociales qui les perturbent. Pour que le droit s’adapte aux perturbations, le juriste a besoin de nouveaux principes (on a vu surgir le principe de précaution à mesure que les risques se révélaient plus graves et plus dangereux qu’on ne le pensait) ; de nouvelles catégories (telles que l’espace normatif, ou les vitesses de transformation) ; aussi de nouvelles métaphores parce que la doctrine classique privilégie les métaphores statiques, comme la pyramide des ordres, les piliers, les socles, les fondements, les fondations, alors que le droit devient à la fois interactif et évolutif. De façon un peu provocatrice, j’ai évoqué les « nuages ordonnés ». L’important, pour trouver des réponses appropriées aux courants qui transforment les systèmes de droit, est d’élargir l’imaginaire juridique. Certes l’imagination ne crée pas de contrainte, mais elle est néanmoins une force car elle crée de la reconnaissance… ».