Contrairement aux idées reçues, la mondialisation actuelle n’annonce ni la disparition ni même l’affaiblissement de la souveraineté nationale, mais sa métamorphose. Nous avons plus que jamais besoin d’Etats suffisamment organisés pour mettre en place les solidarités nécessaires. Mais la multiplication des acteurs sur la scène mondiale appelle inévitablement un nouveau partage des compétences et des responsabilités, tandis que le renforcement des interdépendances oblige à reconsidérer les objectifs au regard des valeurs à sauvegarder. Les acteurs non étatiques participent déjà à la gouvernance mondiale.
Avec, au premier rang, les entreprises: le droit des investissements avait ouvert la voie avec l’invention des accords de développement économique ou «contrats d’Etat» qui sont régis par le droit international public, alors qu’il ne s’agit pas de relations entre Etats, mais entre un Etat et une per- sonne privée. Et le droit du commerce contribue à ce brouillage, à mesure que l’on découvre à quel point les litiges traités à l’OMC, et considérés comme interétatiques, concernent en réalité de fort près les intérêts économiques privés ; tandis qu’à l’inverse on commence à observer la politisation des conflits privés nés de l’interconnexion des marchés.
L’apparition des acteurs économiques ne peut être dissociée de celle des acteurs civiques. Non seulement ils peuvent intervenir auprès des juridictions internationales à divers titres, et notamment comme amis de la cour (amicus curiae), mais leur influence s’exerce aussi sur les pouvoirs exécutif et législatif, qu’il s’agisse du commerce ou des droits de l’homme.
Certaines ONG, nouvelles puissances coordonnant de multiples antennes dans les différentes parties du monde, sont devenues de véritables multinationales de la solidarité. Se voulant porte-parole de la contestation et dénonciatrices des effets pervers de la mondialisation, elles deviennent les interlocuteurs des pouvoirs publics, comme réservoirs d’idées. Mais elles ont aussi leur propre pouvoir d’action, grâce à des budgets parfois considérables. On peut y voir l’ébauche d’une démocratie participative, à condition d’être attentifs aux risques de clientélisme et d’instrumentalisation. Sous cette réserve, les ONG pourraient occuper dans l’espace public mondial en gestation, aux côtés des organisations professionnelles et des syndicats dont le rôle est de longue date inscrit dans l’organigramme même de l’Organisation internationale du travail (OIT), la place laissée vacante par l’absence de toute assemblée parlementaire mondiale.
Enfin, il ne faut pas sous-estimer l’importance des détenteurs du savoir, les scientifiques, au sens large du terme, acteurs eux aussi dans le jeu complexe des stratégies de pouvoir. Dans le débat sur la crise financière, sur la santé ou sur l’environnement, le rôle des experts est souvent déterminant, même si la part politique de l’expertise reste le plus souvent cachée derrière la technicité de leur travail. La question de l’intégration des sciences et des techniques à la gouvernance est soulevée non seulement par le rôle croissant d’Internet, mais aussi par l’apparition de toute une série d’organes nouveaux. Un exemple connu : la création en 1988 du Groupe intergouvernemental d’experts sur l’évolution du climat, le Giec, qui a sans doute joué un rôle déterminant dans l’élaboration du protocole de Kyoto. Même si l’après- Kyoto semble problématique après les sommets de Copenhague, Cancún et Durban, le travail des experts reste une forte incitation. En bien d’autres domaines encore, la mondialisation des savoirs scientifiques, confrontée à des pouvoirs politiques qui restent de type intergouvernemental, doit être prise en compte dans toute réflexion sur la gouvernance mondiale.
Pour sortir des crises, la coordination intergouvernementale, qu’elle soit limitée aux membres du G8 ou du G20 ou étendue à tous les membres des Nations unies, ne suffira pas si les Etats eux-mêmes ne prennent pas en charge une coordination qui dépasse l’opposition public - privé pour mettre en scène les divers acteurs globaux.
L’une des raisons des crises à répétition vient peut-être de cette obstination, particulièrement visible dans le débat sur la crise financière ou climatique, à opposer les souverainetés nationales sur la répartition des pouvoirs, au sens le plus étroit du terme, alors que la crise est sans doute plus profonde, atteignant les zones obscures des «vouloirs» qui renvoient aux nouveaux acteurs de la mondialisation.
Il reste que ces nouveaux acteurs sont porteurs d’intérêts parfois antagoniques, et en tout cas différents : l’intérêt collectif de l’entreprise ou de l’organisation professionnelle ne coïncide pas forcément avec l’intérêt général. C’est ainsi que les crises révèlent l’incohérence d’une gouvernance au sein de laquelle les divers intérêts ne sont pas défendus au même niveau : dès à présent, les acteurs économiques et financiers défendent leurs intérêts collectifs dans l’espace mondial, alors que les intérêts communs relèvent pour l’essentiel de pouvoirs exercés dans l’espace national, la notion d’intérêt général restant synonyme d’intérêt national, sans que personne ne soit en charge de l’intérêt mondial. D’où la nécessité d’intégrer aux intérêts nationaux les intérêts communs de l’humanité, ce qui suppose la reconnaissance de valeurs communes, qu’on les nomme droits de l’homme ou «biens publics mondiaux», qui englobent, par exemple, la sécurité de l’humanité, sa santé, ou la qualité de son environnement.
Prendre conscience de cette nécessaire métamorphose de la souveraineté pour que la France contribue à mettre en place une gouvernance solidaire et responsable, telle sera la tâche du nouveau président. On aimerait connaître la vision des candidats sur les moyens d’y parvenir.
Source : Collège de France. Publié à l'origine dans Libération