Par Arnaud Blin
Nous sommes incontestablement aujourd’hui dans une période de rupture où l’ordre ancien (si toutefois on peut désigner d'ordre ancien l'époque précédente, celle de la guerre froide), a cessé d’exister, où le monde est en quête d’une nouvelle architecture de la gouvernance mondiale, en somme, en quête d’une gouvernance pour l’heure introuvable, capable d’appréhender les problèmes du moment, d’anticiper les crises de demain, d’écrire l’histoire d’après-demain. En d’autres termes, à la recherche d’une gouvernance adaptée à un monde désormais globalisé, d’une « gouvernance mondiale » permettant aux problèmes collectifs d’être gérés en prenant en compte l’interdépendance qui définit aujourd’hui les rapports entre les peuples.
L’élaboration d’une gouvernance mondiale s’articulant autour du principe d’interdépendance se traduit dans la mise en œuvre par une approche systématique qui passe nécessairement par un travail de consensus. Les soubassements éthiques et politiques d’une telle gouvernance sont à chercher dans un sentiment de responsabilité et de solidarité d’ordre global, le tout dans un esprit de pluralité, de dignité et de durabilité (sustainability), soit ce qu’on pourrait désigner comme les « cinq piliers d’une gouvernance mondiale pour le 21e siècle ».
Texte préparé pour le Forum China-Europa 2010
La féodalité était demeurée la plus grande de nos institutions civiles en cessant d’être une institution politique. Ainsi réduite, elle excitait bien plus de haines encore, et c’est avec vérité qu’on peut dire qu’en détruisant une partie des institutions du Moyen âge on avait rendu cent fois plus odieux ce qu’on laissait.
Alexis de Tocqueville, L’Ancien régime et la révolution, 1856
Cette célèbre réflexion d’Alexis de Tocqueville, émise dans le contexte de la Révolution française, désigne avec force le grand paradoxe des révolutions, à savoir que celles-ci se déclenchent lorsque les choses commencent à s’améliorer et non, comme on a tendance à le croire, lorsqu’elles se dégradent irrémédiablement. En d’autres termes, c’est quand un système figé s’ouvre que ses rigidités ont le plus de mal à être acceptées, surtout si l’ouverture, comme c’est généralement le cas, est partielle. Toutes les grandes révolutions qui se sont succédées depuis 1789 ont eu tendance à corroborer cette analyse, à l’instar de la Russie, dont l’élan révolutionnaire trouva sa source dans l’ouverture sociale cherchée par le Tsar Alexandre II, où encore de l’Iran, où la révolution islamiste fit son nid dans les demi-mesures de modernisation entreprises par le Shah.
Nous n’allons pas ici comparer des époques complètement différentes. Néanmoins, comme au tournant du 17e siècle, nous sommes incontestablement aujourd’hui dans une période de rupture où l’ordre ancien – si toutefois on peut désigner l’époque précédente, celle de la guerre froide, comme ordonnée – a cessé d’exister, où le monde est en quête d’un ordre nouveau, en somme, en quête d’une gouvernance pour l’heure introuvable, capable d’appréhender les problèmes du moment, d’anticiper les crises de demain, d’écrire l’histoire d’après-demain. En d’autres termes, à la recherche d’une gouvernance adaptée à un monde désormais globalisé, d’une « gouvernance mondiale » permettant aux problèmes collectifs d’être gérés collectivement et prenant en compte l’interdépendance qui définit aujourd’hui les rapports entre les peuples.
La période westphalienne prit fin à l’orée des trente années de crises aiguës qui elles-mêmes, débouchèrent sur la création des Nations Unies mais aussi sur la guerre froide qui constitua, par son extrême polarisation et par la menace nucléaire, une anomalie géostratégique qui paradoxalement produisit une certaine forme de paix laquelle perdura imparfaitement jusqu’à l’effondrement de l’Union soviétique. Mais cette paix impossible couplée avec une guerre (globale) improbable selon les mots du philosophe Raymond Aron, par son caractère indéfinissable, ne put engendrer une remise à plat du système lorsque la guerre froide mourut de sa belle mort. A guerre ambiguë, paix ambiguë pourrait-on dire. C’est pourquoi la situation actuelle est plus proche en fin de compte du compromis d’Augsbourg que de la révolution westphalienne, avec tous les risques que cela représente pour l’avenir.
Et de fait, nous sommes aujourd’hui dans une période de grand questionnement puisque tous les efforts de coopération internationaux échouent les uns après les autres. Les accords d’Oslo ont été incapables de faire avancer l’épineux problème du Proche-Orient; le cycle de libéralisation de Doha en est à son cinquième échec; le long cycle de la Convention-cadre des Nations Unies sur les changements climatiques avait commencé par le quasi succès de Kyoto pour se heurter à l’échec complet de Copenhague; la conférence sur la non-prolifération nucléaire qui suscita des espoirs avec les promesses d’Obama va probablement échouer. Rien de sérieux et de complet, nulle part, n’a été adopté sur la régulation des mouvements financiers, sur les paradis fiscaux, les produits dérivés, ni même sur les rémunérations insoutenables des banquiers qui sont reparties de plus belle.
À situation inédite, remèdes inédits. Idéalement : car on ne peut faire table rase du passé et les méthodes de gouvernance éprouvées sont celles auxquelles on se rattache naturellement. Or, aujourd’hui, trois régimes de gestion collective des problèmes globaux sont en quelque sorte en compétition les uns avec les autres sans qu’ils couvrent toutefois le spectre des problèmes de plus en plus nombreux auxquels nous sommes confrontés aujourd’hui et sans qu’ils permettent à eux seuls d’envisager une refonte de la gouvernance mondiale.
Il reste que comparé à la vision de l’hégémonie d’un seul pays sur le reste du monde – comme celle des États-Unis dans les années 1990 - 2000 – qui nous renvoie au modèle impérial, cette alternative « multipolaire » semble marquer un progrès par rapport au passé récent. Aujourd’hui, ce régime s’organise autour des G8 et G20, ce dernier prenant désormais le pas sur le premier. Un progrès certes, mais pas une révolution car ce régime reste basée sur l’État-nation, sur le principe d’inviolabilité de la souveraineté nationale, sur une hiérarchie rigide des puissances, quand bien même le cercle des privilégiés s’élargirait. Du reste, ce régime constitue une réalité et même une réalité importante dont il serait dangereux de minimiser la portée : au 21e siècle, le monde continue d’être régi en grande partie par les rapports de force, pour le meilleur et pour le pire.
Le second régime, celui qu’on désigne de manière quelque peu réductrice comme celui de la « sécurité collective » est beaucoup plus nouveau. Philosophiquement, il date du 18e siècle, et du 20e dans sa mise en œuvre. Historiquement, il marque un progrès significatif par rapport au modèle de la charité, premier signe de référence mondiale commune (Croix Rouge, Conventions de Genève, etc.) qui émerge suite à la guerre de 1870.
Aujourd’hui, il est incarné comme chacun sait par l’Organisation des Nations Unies. Souvent critiquée, souvent à juste raison d’ailleurs, l’ONU a néanmoins réussi à créer un dispositif durable de gestion des problèmes liés à la guerre et à la paix, au développement économique, demain à la sécurité de l’environnement. Ce dispositif, s’il reste limité dans sa portée, a néanmoins prouvé qu’une gestion collective des problèmes du moment est possible. Avec un Conseil de sécurité permanent et immuable, on ne saurait dire que ce système est véritablement « démocratique » mais il l’est déjà plus que le premier.
L’ONU, de qui l’on attend qu’elle résolve une palette de problèmes qui ne cesse de s’élargir sans toutefois lui fournir une fraction des moyens nécessaires, demeure l’une des pierres d’angles de la gouvernance mondiale de demain. Au cours de décennies, certains de ses manques ont été palliés par la montée en puissance du judiciaire international (tribunaux spéciaux, Cour pénale internationale).
Les insuffisances actuelles, liées en partie au fait que le droit sans contrainte n’a pas la force qui devrait être la sienne, rappellent quotidiennement qu’il faut, comme on ne cesse de le répéter ici et là, que l’ONU soit réformée. Or, si l’ONU a évolué au cours des décennies, elle n’a pas pour l’heure démontré les capacités à se transformer en profondeur. Ce phénomène tient avant tout à la limite inhérente aux systèmes de sécurité collective, à savoir qu’ils existent à travers les États constitutifs du système. Ces derniers, pour une multitude de raisons, y compris dans leurs rapports compliqués les uns avec les autres, empêchent des transformations en profondeur qui donneraient plus d’ampleur à un système dont ils font pourtant partie intégrante.
De la même manière que l’ONU s’est superposée à la Société des nations en 1945 avant de la rendre caduque (en 1946), verra-t-on naître une troisième organisation globale de sécurité collective, en quelque sorte un modèle de troisième génération pour le 21e siècle ? Pour l’heure rien n’indique une telle éventualité. C’est donc l’ONU qui continuera à jouer le rôle qui fut le sien depuis sa création mais elle devra évoluer ne serait-ce que pour maintenir son rang.
A cet effet, il faut déjà améliorer l’organisation en limitant le droit de veto, en élargissant le Conseil de sécurité, en amplifiant les moyens de l’expertise, en créant un conseil de sécurité économique, en établissant une organisation mondiale de l’environnement. Il faudrait aussi faire davantage usage de l’Assemblée générale et des conférences de consensus. Idéalement, il lui faudrait faire adopter une Déclaration d’Interdépendance régie selon le principe que la communauté de destin appelle la proclamation du principe de l’intersolidarité planétaire, soit la reconnaissance d’une diversité fondée sur un esprit de tolérance et de pluralisme, et sur l’organisation des processus d’intégration associant les diverses parties prenantes qui représentent à la fois les individus, les organisations détentrices des pouvoirs, les États et de manière générale, ce qu’on désigne comme la « communauté internationale ».
Le troisième modèle, celui de l’Union européenne (UE), trouve aussi ses racines philosophiques dans l’Europe des Lumières. Dans sa mise en œuvre, en revanche, il puise son énergie dans l’expérience négative des trois décennies de crise autour des deux guerres mondiales, un peu comme les accords de Westphalie avaient trouvé les ressorts de la paix dans la (« première ») guerre de Trente ans. Or, il n’existe pas dans l’histoire de système (celui de l’UE) qui ait transformé aussi rapidement, par un autre moyen autre la force, une zone de ressentiment et de guerre quasi-perpétuelle en une région de coopération et de paix solide, stable et durable. Par maints aspects, l’UE a défié bon nombre de pratiques et d’idées reçues sur la politique des États. Surtout, elle a démontré que la solidarité entre États et entre peuples n’est pas un vain mot puisque l’UE a su consentir des efforts importants de la part des nations privilégiées pour y intégrer des pays moins favorisés.
Toutefois, déjà mis à mal par l’élargissement extrêmement rapide de l’Union, le modèle européen est-il applicable à l’échelle mondiale ? Pour l’heure, le passage d’une Union européenne à une union mondiale semble fort lointain. Celui d’un assemblage d’unions régionales aussi, surtout que la crise financière, l’endettement, le chômage persistant, l’aggravation des clivages politiques et culturels font que l’UE aura déjà fort à faire de se sortir de l’ornière. Mais d’un point de vue philosophique, l’idée d’un gouvernement mondial basé sur le modèle de l’Union européenne nous réconcilie avec une notion qui, depuis le Léviathan de Hobbes, était quelque peu rébarbative et évoquait surtout l’idée d’un État global omnipotent et autoritaire.
Hormis une volonté plus ou moins affichée d’engendrer la paix et la stabilité, ces trois régimes à la fois concurrents et complémentaires ont un point commun : tous les trois s’articulent autour de la problématique de l’État et de la souveraineté nationale, chacun nourrissant une approche particulière de la notion de souveraineté, soit en la plaçant au cœur du problème, soit en essayant de la transcender d’une manière ou d’une autre tout en la posant comme condition préalable à l’élaboration d’un régime de gestion international ou transnational (mais pas supranational). L’article 2, 7 du chapitre 1 de la Charte de l’ONU[[Aucune disposition de la présente Charte n’autorise les Nations Unies à intervenir dans des affaires qui relèvent essentiellement de la compétence nationale d’un État ni n’oblige les Membres à soumettre des affaires de ce genre à une procédure de règlement aux termes de la présente Charte.]], qui reprend en quelque sorte la notion d’inviolabilité de la souveraineté nationale des traités westphaliens, est en ce sens exemplaire.
Pour autant, si le principe de la souveraineté (et son inviolabilité) constitua le fil rouge des relations internationales depuis le 17e siècle, c’est aujourd’hui le principe d’interdépendance qui doit jouer le rôle de principe directeur d’une gouvernance mondiale digne de ce nom. Et ce principe doit avoir valeur de norme universelle. C’est à travers le principe d’interdépendance que de nouvelles normes et de ne nouveaux modes de fonctionnement, peut-être de nouvelles formes institutionnelles aussi, doivent être pensées et développés dans l’avenir.
L’élaboration d’une gouvernance mondiale s’articulant autour du principe d’interdépendance se traduit dans la mise en œuvre par une approche systématique qui passe nécessairement par un travail de consensus. Les soubassements éthiques et politiques d’une telle gouvernance sont à chercher dans un sentiment de responsabilité et de solidarité d’ordre global, le tout dans un esprit de pluralité, de dignité et de durabilité (sustainability), soit ce qu’on pourrait désigner comme les « cinq piliers d’une gouvernance mondiale pour le 21e siècle ».
De même que les Pères fondateurs des États-Unis d’Amérique avaient réinventé la démocratie en mettant en place un système de contre-pouvoirs efficace (qu’on retrouve d’ailleurs antérieurement dans d’autres cultures : Mapuche du Chili ou Iroquois par exemple), il nous faut aujourd’hui élaborer des solutions à travers un consensus aussi large que possible tout en suscitant l’adhésion nécessaire à la coopération de tous les acteurs. La tâche est titanesque puisqu’il faut tout autant légitimer l’exercice de ce pouvoir que se conformer à l’idéal démocratique et à l’exercice de la citoyenneté. Qu’il faut aussi développer ces modes de gouvernance, non en rapport avec des formes institutionnelles rigides mais selon un principe d’efficacité et de compétence dont il est difficile, déjà, de définir les critères. Surtout, il faut que cette nouvelle architecture soit en mesure de coordonner les relations et les coopérations entre les divers types d’acteurs et de parties prenantes. Il faut, enfin, que cette gouvernance mondiale soit compatible et complémentaire avec les autres formes de gouvernance, du local, au national, du régional au continental.
Mais l’élaboration d’une véritable gouvernance mondiale passe aussi, logiquement, par une remise à plat des modes de pensée sous-jacents à l’élaboration d’une nouvelle architecture de la gouvernance qui serait le reflet de la pluralité de la planète. A cet effet, la confrontation des systèmes de pensée constitue le premier pas vers la construction d’une gouvernance mondiale. Le problème, bien évidemment, n’est pas uniquement de comparer ou de confronter des modes de pensée mais bien de projeter une pensée réellement pluriverselle sur l’épure du monde de demain. En d’autres termes, il faut non seulement chercher à mondialiser les connaissances mais aussi, surtout, comme le dit très justement Chen Lichuan : « penser une symbiose de civilisations où le meilleur de chaque civilisation aura droit de Cité et où il s’agit concrètement de concilier deux approches de la société humaine, l’une fondée sur les droits, l’autre sur le savoir vivre ensemble (autre appellation de la « société harmonieuse »), et de trouver un équilibre entre l’esprit collectif, l’exigence de la communauté et le besoin d’autonomie et d’indépendance de l’individu ».